Michel Bélil, Le Mangeur de livres (Fa)
Le Sélénite
Non, ce, n’est pas d’une immense soucoupe volante ni d’un OVNI aux formes titanesques qu’est sorti le premier extraterrestre ; non, il est venu de la façon la plus simple qui soit.
En marchant.
Oui… Il faut dire qu’il ne venait pas de très loin : de la Lune seulement.
Quoi ? De la Lune, cette boule morne et sans vie ? Oui, de la Lune, notre fidèle satellite.
Le Sélénite a tout bêtement déroulé un tapis, une passerelle pour venir sur la Terre…
La façon dont il a appris les différentes langues ? – un mystère.
Une chose est sûre : il est là. Il est arrivé chez moi l’autre jour. J’en fus assez surpris. Surtout lorsqu’il m’a annoncé qui il était !
Au début, il s’est intéressé aux livres. Il m’en a emprunté quelques-uns, mais il ne me les a jamais rendus.
Il est revenu m’en demander d’autres, en m’expliquant bien que l’on n’en trouvait plus tellement de bons chez lui.
Alors je lui en ai encore prêté. Au bout d’un mois il est venu m’en redemander ; il préférait les gros dictionnaires aux romans. À un moment de la discussion il voulut porter un toast à nos deux planètes ; il s’est rendu à la bibliothèque, a rapporté deux volumes, m’en a tendu un. Il a levé le sien et a commencé tranquillement à l’engloutir.
Il mangeait uniquement des livres…
Paul GLAESER, STRASBOURG (FRANCE)
Aimez-vous les coïncidences ? Je les adore… d’ailleurs je n’y crois pas. Il n’y a guère que les rationalistes constipés pour croire à la simultanéité accidentelle de deux faits, à priori indépendants, et soudains réunis par les vertus magiques du dieu Hasard. Il n’y a pas de hasard !
Les Entités se jouent de nous… Parlez-en à Jacques Bergier…
Trêve de pseudo-philo… que je vous explique la présence d’un conte bref de Paul Glaeser dans mon article. Un jour, que je me creusais désespérément la matière grise (mon biorythme intellectuel plafonnant dans le zéro absolu) pour trouver une introduction originale à ma présentation du Mangeur de livres, je trouvai ce conte, expédié par les soins de Marcel Becker, dans ma boite aux lettres !
Est-il nécessaire de vous dire que Paul Glaeser n’a jamais entendu parler du bouquin de Michel ? Coïncidence ? Demandez à Charles Fort, il les collectionnait…
J’ai un faible pour les contes de Michel Bélil. Cela explique évidemment pourquoi j’ai choisi de publier plusieurs de ses contes dans Requiem, et pourquoi j’en publierai d’autres… Cela explique aussi pourquoi j’analyserai son volume avec beaucoup de plaisir, avec un parti pris certain. Pour couronner le tout, je dois vous avouer que je connais l’auteur depuis peu et qu’il est fort sympathique (à priori pas du tout le genre à écrire des trucs pleins d’entités monstrueuses… l’eau qui dort, hé, hé). Bref, vous avez deviné que j’ai hâte de vous envoyer chez votre libraire le plus proche pour acheter son livre. Vous êtes vraiment perspicace !
Trêve de préjugés favorables… qu’un aussi chaud supporter de Requiem publie un recueil de contes mérite qu’on s’y attarde… Et tant pis pour les jaloux !
Le Mangeur de livres est un recueil de 21 contes insolites, fantastiques (avec un timide essai du côté de la SF… à peine suggéré) ou tout simplement bizarres. Ces contes « ont été recueillis à St John’s ou dans les villages de province par un groupe de chercheurs de Memorial University dont l’auteur faisait partie ». Qui est cet auteur, dont l’identité véritable fait problème, est-ce le narrateur (peu probable) ou Michel Bélil, (encore moins probable) ? – Il faudra que je pose la question à mes étudiants à la rentrée de septembre. Ils en auront pour la session à se dépatouiller avec les problèmes de point de vue, de narrateur, d’auteur – Tous ces contes ont pour cadre Terre-Neuve.
Des notes préliminaires et des notes finales rédigées par « l’auteur » encadrent les 21 récits (et ne contribuent certes pas à éclaircir le lecteur sur l’identité du ou des narrateurs).
Car il y a là un problème, à la fois littéraire, et de compréhension. Par exemple, dans les premiers contes, le narrateur a une présence parfois un peu lourde : il juge, il ironise, il jeudemote allègrement. Bélil n’est pas loin et les clins d’œil abondent… Mais voilà que le narrateur tombe entre les mains de l’abominable couple Kandle qui transforme le narrateur en bougie ! Lumière, me direz-vous… hélas non, cette bougie n’éclaire pas notre lanterne car dès la conte suivant le narrateur est à nouveau présent ! Et plus loin encore il s’agit d’un fantôme fortement porté sur le mot d’esprit !
Il y aurait donc un narrateur différent par conte ? Ce n’est précisé nulle part et j’avoue qu’il y a là un problème de structure qui peut gêner le lecteur. Les notes préliminaires et finales ne font finalement qu’ajouter à la confusion générale.
Autre exemple : dans « Eux » il y a deux narrateurs en fin de compte puisque l’écrivain spécialiste du conte de terreur meurt de peur, tué par sa propre création et c’est sa femme qui termine l’histoire… Je veux bien croire que tout est possible à Terre-Neuve, mais sur le plan strictement littéraire la démarche générale est hésitante et prête à confusion. Je m’empêcherai d’ajouter, de manière à cultiver mon préjugé favorable, que c’est là le seul défaut du recueil et qu’il ne gâchera en rien le plaisir du lecteur moyen.
« Terre-Neuve est un pays fascinant… fascinant jusqu’à l’angoisse. Il y survient d’étranges histoires dans ses petits ports peuplés de fantômes insaisissables mais on en parle fort peu. Comme si les habitants désiraient que rien ne se sache. Et en effet rien ne se sait… »
L’auteur a créé un univers parallèle, une Terre-Neuve de légende, mythique, peuplée de créatures ambivalentes, terrifiantes, d’apparence souvent anodine mais totalement corrompues et vouées au Prince des Ténèbres.
L’univers insolite du Mangeur de livres grouille de monstres, de fantômes, de divinités antiques, d’entités innommables. Des fournaises qui sont en fait des extraterrestres avides de livres et de chair humaine, des tas de neige qui refusent de fondre au soleil, un brouillard vert qui attaque les bateaux (le Triangle des Bermudes en plus froid…) des failles ; temporelles qui jouent avec les nerfs et la santé des personnages… bref, un univers de cauchemar dont les hauts lieux ont pour nom Portugal Cove, Harbor Drive, Water Street, Corner Brook.
Il n’y a pas de « newfies » dans les ruelles sombres de Harbour Drive. Les personnages s’appellent A. Lumett, Kandle, amateur de bougies, Darttovski, champion au jeu de darts, Feather, et sous des dehors « normaux » ils cachent des horreurs sans nom, des vices épouvantables ou des manies pas très respectables…
Que font tous ces gens, véritable galerie d’originaux, sortis du musée des horreurs ? Ils jouent… aux darts, par exemple, manière piquante de tuer le temps (et les voisins), ou aux dames… dans les bars enfumés, louches, où le screech (cet abominable tord-boyau local) coule à flots dans le but évident de noyer des chagrins ou des angoisses sourdes générées par l’environnement hostile.
On ne sait jamais… quelque chose ou « quelqu’un » traîne peut-être dans le brouillard…
On joue aux dames, aussi, au propre et au figuré ! Les mains baladeuses des marins en mal d’amour esquissent les contours-récifs de la secrétaire esseulée ou de la fille de port. Parfois on y joue aussi du couteau !
Si les personnages jouent pour tuer le temps ou les voisins, l’auteur lui joue avec les mots. Ses « narrateurs » ont le verbe facile et le langage coloré. D’ailleurs, « l’auteur » a pris soin de nous prévenir : « vous noterez la répétition de jeux de mots qui peuvent paraître déplacés à l’occasion, en particulier lorsque le ton est au mystère. Mais cette manie de la part de ces gens cache une peur certaine de l’Inconnu. Car, parfois, l’humour noir n’est là que comme soupape de sécurité. »
L’humour parfois un peu lourd, manié à profusion : « l’écrivain-vain » trahit cependant un amour du mot, de la chose écrite qui transparaît à chaque page. L’auteur a peut-être passé de nombreuses heures à fignoler ses contes, mais on sent qu’il aime ça… Le mot est roi, souverain et maître !
Dans ce contexte diabolique, l’humour devient une manière d’exorcisme, un refuge, une géation de l’Horreurochose qui guette au dehors.
Le jeu de mot intervient de deux manières : le narrateur qui fait son numéro subtil : « Les seins justifient les moyens »… ou l’auteur qui affuble ses personnages de noms exotiques et appropriés : Kandle, le maniaque des chandelles, A. Lumett, l’obsédé des allumettes, etc. C’est parfois facile, souvent subtil voire recherché et cela contribue à l’ambiance générale du volume.
Les contes de Michel Bélil s’insèrent assez bien, à mon avis entre deux traditions. Celle du conte folklorique, dont il a emprunté la forme pour certains récits (mais pas le fond… voir l’interview ) et celle du conte fantastique, dans le fond, mais pas toujours la forme (la technique du récit rapporté par quelqu’un qui a entendu les événements racontés par quelqu’un d’autre… cela ressemble davantage au conte traditionnel ou folklorique).
Ces récits participent des deux et en cela ils sont absolument originaux.
L’humour, présent au niveau de la langue surtout (et non pas dans le récit comme tel) vient encore désamorcer le côté terrifiant traditionnel.
Il s’agit de contes fantastiques et de contes insolites. La présence du surnaturel est constante mais la distance constante entre le narrateur et le lecteur en amoindrit l’impact émotif, la Peur est présente, pour les personnages, mais très peu pour le lecteur.
L’intérêt principal de ces contes (qui ne sont pas tous réussis) est le suivant : en localisant l’action dans des lieux qui reviennent d’une histoire à l’autre, en faisant intervenir aussi les personnages dans différents récits, l’auteur a réussi à tisser progressivement un réseau complexes de relations internes qui assurent foute la cohésion de cet Univers. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la création d’une ambiance, d’un univers littéraire complexe avec ses règles du jeu propres, ses personnages bien typés, ses lieux hantés.
Le lecteur est très vite enfermé, attiré par ce monde typique résultant d’une accumulation d’effets, de jeux de mots, où le naturel et le surnaturel sont en guerre ouverte !
Aller à Terre-Neuve avec Michel Bélil, c’est enfourcher le balai de la sorcière et se plonger dans une atmosphère maléfique qui sent le soufre 1’haleine empestée de screech, et le cadavre en décomposition.
Comme le dit quelque part « l’auteur » :
« Les hommes glissent parfois sur l’épouvante sans y faire attention ».
C’est à ce moment-là que l’Effroyable les aplatit comme un maringouin sur les fesses d’un cheval.
Dans le Mangeur de livres on se rend compte que le Diable, ou l’une des formes, est bien capable de détruire le monde à coup de jeux de mots !
Pour un premier livre c’est incontestablement une réussite. Nous attendons les prochains avec impatience. En attendant, quand vous irez à Terre-Neuve pour pêcher la morue (ou courir la morue… dépendant de vos occupations) laissez donc le bouquin de Bélil à la maison, sinon vous risquez de ne jamais sortir de votre chambre d’hôtel !
Norbert SPEHNER
Réf. Michel Bélil, Le Mangeur de livres, Montréal, Cercle du Livre de France, (Pierre Tisseyre), 1978, 213 pages (Sous-titre : Contes Terre-Neuviens)