Alain Bergeron, Un été de Jessica (SF)
Petite mise au poing en guise d’introduction…
Quand on est directeur de la seule revue de science-fiction québécoise, qu’on a le projet avoué de promouvoir la production locale, quand en plus on est le seul (ou presque…) chroniqueur à lire et commenter systématiquement toute la SF et le fantastique made in Québec, on est forcément soupçonné de partialité. Et je dois avouer que ces soupçons sont entièrement fondés… Je SUIS PARTIAL ! Mais de là à promouvoir ou défendre la médiocrité il y a quelques pas que je ne suis pas encore prêt à franchir.
Je vais être très indulgent pour de jeunes auteurs débutants (tout en mettant en lumière leurs défauts dans l’espoir qu’ils vont s’améliorer), un peu moins indulgent pour les auteurs chevronnés, et pas du tout indulgent pour les éditeurs négligents qui publient n’importe quoi, n’importe couinent… Et il y en a plus qu’on ne le pense.
Le parti pris sera d’autant plus flagrant que je connais personnellement l’auteur. Mais montrez-moi UN SEUL CRITIQUE capable d’objectivité dans ces cas là. Je n’en connais pas. Il faut s’arranger pour que le « copinage » ne soit pas trop flagrant, n’entraîne pas d’excès sinon le « critique » risque de perdre toute crédibilité.
Ceci dit, je ne connais pas Alain Bergeron. Je ne l’ai jamais rencontré, et, quand son livre est sorti, je me suis dit :
« Pourvu que ce livre offre un intérêt quelconque… pourvu que ce soit de la SF… pourvu que ce soit de la bonne SF ». J’ai lu trop de romans de SF québécois médiocres pour encore croire au miracle. C’est donc avec une certaine appréhension sinon une appréhension certaine que j’ai lu Un été de Jessica, après avoir laissé traîné le livre quelques jours… J’avais peur d’en commencer la lecture.
La surprise en a été d’autant plus bonne : Un été de Jessica est un roman bien écrit, intéressant à lire, bref un très bon roman de SF que j’ai beaucoup apprécié.
Un petit aperçu de l’histoire
En ce qui me concerne, la magie a opéré dès les premières pages. Le lecteur pénètre dans un univers qui est un curieux amalgame d’ambiance issue des Milles et Une Nuits et des Chroniques martiennes, avec des personnages comme les aime Ballard dans sa phase des Sables vermeils.
Cent vieux au sang vieux (qu’on régénère évidemment), multimillionnaires, ont légué leur fortune pour jouir tout à loisir de la planète Mars, qui a été aménagée, à grands frais, pour leur assurer un asile confortable. Ces vieillards vivent dans une sorte de société utopique, sans problèmes matériels. Ils sont servis par des androïdes très sophistiqués, servants et servantes, mais aussi partenaires très doués (et préférés aux humains, avec lesquels toutes relations sexuelles sont bannies) pour leurs petits jeux pervers.
Une gérontocratie figée, presqu’éternelle, installée sur Mars depuis dix ans au moment où débute l’histoire.
La description de cette société particulière, la psychologie des protagonistes, et l’environnement planétaire sont très bien décrits, dans une langue poétique, musicale, que l’auteur manie avec aisance.
La planète est coupée du monde extérieur par un étrange champ de force qui en interdit l’accès. Nul ne peut se poser sur Mars sans l’autorisation des vieillards qui sont jaloux de leur isolement et refusent toute communication avec les « autres ».
Les autres ? Le reste de l’humanité aux prises avec une guerre civile entre Terriens et Colons des planètes extérieures.
Les vieillards se préoccupent assez peu de ce conflit jusqu’au jour où l’équipage d’un vaisseau qui a déserté les combats va tenter (et l’un d’entre eux va réussir) de se poser sur la planète. L’arrivée de l’aumônier Ryland va détruire momentanément le bel équilibre de l’utopie martienne et provoquer des révélations extraordinaires, fruits de l’imagination d’un auteur plein de ressources à l’imagination vive et alerte.
Mais déjà on avait pu se rendre compte que tout n‘était pas parfait dans le meilleur des mondes martiens…
Quelques grains de sable dans la machine utopique
Si pendant dix ans tout semblait aller pour le mieux dans le nirvana sexuel de nos « respectables » (tous des requins de la finance, du spectacle…) vieillards, il apparait cependant qu’il existe quelques failles dans le système :
– Qui est Jessica, cette fillette espiègle et indépendante, âgée de neuf ans, qui est placée sous la garde d’une centaine de « tantes » et d’« oncles » bien intentionnés qui veillent jalousement sur sa santé physique et mentale. Jessica rêve de la Terre et se demande, à juste titre, pourquoi elle se trouve sur cette fichue planète avec comme tout compagnon de jeu un chien mutant et une gouvernante/androïde névrosée !
Jessica est un problème pour les vieillards, à plus d’un titre, comme vous le découvrirez en lisant le roman.
– Autre grain de sable : la guerre qui fait rage à l’extérieur. Même si en apparence les vieillards ne semblent guère concernés, la guerre interfère d’une manière ou d’une autre avec leur tranquillité d’esprit. Car ils en ont des échos… Et un jour leurs défenses seront percées… Ce qui entraînera une série de problèmes dramatiques.
– L’amour (sous toutes ses formes… physique ou sentimental) entre humains a été relégué au rang de perversion/déviation/tabou. Les androïdes sont plus doués, toujours disponibles, et assument toutes les formes possibles. Deux vieillards, cependant, défient la communauté et redécouvrent l’amour et son véritable sens. Ce qui ne manque pas de provoquer, là aussi des problèmes.
Au moment où le lecteur commence à lire le récit, tout est en place pour une belle tragédie.
De quelques aspects particulièrement réussis…
Là où Alain Bergeron excelle, c’est dans la partie « martienne » de son roman (partie la plus importante d’ailleurs tant du point de vue de l’histoire que du nombre de pages…). Les personnages, très ballardiens (on l’a dit) sont bien campés, adorablement décadents et vieux (au sens péjoratif du terme). Une société de gens gâtés, pourris, ayant perdu tout sens des valeurs, des égoïstes cultivés…
Remarquable aussi la description de l’environnement, très imagée, très colorée et on notera particulièrement le caractère visionnaire de la « cité des machines » qui nous a rappelé des scènes de Metropolis et les bâtiments vertigineux de la cité des Krells dans Planète interdite (cette association, c’est bien sûr moi qui la fais, ne sachant pas si l’auteur a vu ces deux films… il serait intéressant de le lui demander).
Quelques concepts ingénieux aussi que l’on rencontre au fil du récit et qu’il serait imprudent de révéler ici sans déflorer l’histoire…
Ajoutez à cela des préoccupations stylistiques certaines, une phrase musicale, bien structurée, une construction rigoureuse (contrairement à quelques personnes qui ont lu le roman et y ont trouvé quelques longueurs, je n’ai pas ressenti ce défaut et ne me suis jamais ennuyé… )et des dialogues bien menés.
De quelques défauts… inévitables…
Des défauts inévitables ? Certainement puisqu’il s’agit d’un premier roman. Et de toute façon, si notre critique est trop élogieuse je connais un auteur qui va se reposer sur ses lauriers et je serais prêt à vous parier que son second roman sera un désastre… Non, le plus sérieusement du monde, je reconnais que le livre a quelques défauts.
Par exemple, si l’auteur est bien à l’aise dans son monde « martien » il l’est un peu moins à l’« extérieur » dans le cadre de la guerre spatiale. Les personnages sont moins fouillés, moins réussis, notamment la Commandante qui me parait, à la limite un peu caricaturale, Ryland, qui manque de finesse et de subtilité (Novotny me paraît plus intéressant et plus réussi),
L’auteur a-t-il lu Simulacron 3 de Daniel Galouye ? Est-il influencé par Dick ? (je me promets de le lui demander…). Toujours est-il qu’il y a un aspect de son roman pour lequel j’aurais de sérieuses réserves. À un moment, un des personnages découvre qu’il n’est que cela, un personnage de roman qui dépend étroitement et complètement de la volonté de son créateur.
Il fait partager sa névrose à d’autres personnages. Cette interrogation sur l’écriture, sur la création romanesque arrive un peu comme un crapaud dans une soupe martienne dans la mesure où elle interrompt le rythme de l’histoire, introduit un élément parasite qui risque de détourner le lecteur du récit principal… Ce qui est gênant c’est que ça se répète et cela donne malheureusement raison à l’auteur quand il fait dire à un de ses personnages : « Tout n’est que littérature ? Une bien mauvaise littérature, si vous voulez mon point de vue ».
En ce qui concerne cet aspect du roman (qui aurait pu être amusant dans un autre cadre, en d’autres circonstances) nous ne pouvons que donner raison à l’auteur l’excès de modestie ?
Il arrive que trop de modestie déserve un auteur qui se doit, il me semble, avoir un peu de confiance en ce qu’il écrit. On ne devrait jamais soumettre (et là je m’adresse à tous les scribes en herbe…) un manuscrit quand on est persuadé qu’il comporte des points faibles. Après tout, il faut respecter le lecteur. Pourquoi lui soumettre délibérément un sous-produit, alors qu’un peu de travail et de réflexion vous permettront d’améliorer le produit. Fin de la digression.
Dernière remarque : quand on a le don de manier la plume avec autant d’aisance et d’habileté on peut se permettre, il me semble de mettre le verbe « renforcir » au placard et de l’y laisser crever de a belle mort. Mais je « maniaque » (du verbe « maniaquer », néo-spehnerisme de très mauvais aloi…)
Finalement, pas de quoi fouetter un chat. Mais il fallait le signaler. N’est-ce pas ?
Norbert SPEHNER
Alain Bergeron
Un été de Jessica
Montréal, Éditions Quinze, 1978, 282 p.
Couverture de Francois Royer. $7.95
Né en 1950, Alain Bergeron a fait des études de sociologie à l’Université Laval. Il s’est spécialisé dans le domaine de la politique scientifique et travaille actuellement au Gouvernement du Québec. Il est mélomane et amateur de science-fiction. Un été de Jessica est son premier roman qu’il a terminé en décembre 1976. Il n’a rien publié d’autre, jusqu’à présent.