Gérard Bessette, Les Anthropoïdes (SF)
Gérard Bessette
Les Anthropoïdes
Montréal, La Presse, 1977, 298 p.
Gérard Bessette nous le promettait depuis longtemps, ce roman intitulé Les Anthropoïdes. Depuis au moins 1974, en fait. Cette œuvre est la première de toute la production de Bessette qui privilégie l’aventure pour l’aventure. En effet, dans ses romans précédents, que ce soit les plus traditionnels (La Bagarre, Les Pédagogues), ou les plus avant-gardistes (L’Incubation, Le Cycle), le romancier s’intéressait particulièrement à la psychologie de ses personnages.
Dans son dernier roman, la psychologie est très sommaire, voire inexistante. On comprend un peu pourquoi : Bessette met en scène une horde de primates, les ancêtres de l’Homme. Ces anthropoïdes vivent dans la savane. Leur existence est centrée autour des instincts les plus primaires : manger, faire la guerre et coïter. À peine l’intelligence de ces hommes-singes leur permet-elle de fabriquer des armes meurtrières, d’élaborer des stratagèmes pour vaincre l’ennemi. Aussi, l’auteur a surtout centré son attention sur les mœurs des Kalahoumes qui représentent la horde primitive, et sur leur hiérarchie tribale. Dès qu’un groupe d’êtres vivants se constitue, il apparaît des règles sociales, des codes qui protègent la survie du groupe. Bessette nous décrit très bien les différentes étapes de la vie du mâle adulte, appelé « ganao ».
À sa naissance, jusqu’à l’âge de 10 ans environ, le bébé mâle appelé « yéyé » puis « poupou », est pris en charge par le noyau de la horde composé par les femelles kalahoumes et les vieillards. Puis, à l’âge de l’adolescence, le jeune mâle devenu « jato », est éloigné des femelles, et il ne peut les approcher sans encourir le châtiment d’être banni de la horde et de se faire briser les os. Âge ingrat, qui est marqué de deux initiations : celle du coupoir, au cours de laquelle le sorcier fait la circoncision du « jato », et celle de la parolade, au cours de laquelle le « jato » doit raconter l’histoire de la horde devant la maintade. Conseil de 5 mâles assez grands, qui dirige la horde.
Après ces épreuves, le « jato » devient un « daliu », puis un « ganao », et il peut prendre part aux grandes chasses et enfourcher les femelles odorantes. Cette hiérarchie sociale imaginée par Bessette est très plausible et originale. La loi du plus fort est une réalité que l’auteur n’a pas voulu gommer. Ainsi, le chef de la maintade et de la horde est le mâle le plus fort, et ce sont la force et les prouesses physiques qui établissent le rang des autres grands mâles. Les femelles sont utilisées à la cueillette des baies, des racines et des tubercules, et elles sont soumises aux mâles.
Mais plus encore que la structure sociale et les mœurs de la horde, c’est la culture orale de ces primates qui fascine l’auteur. Toutes les aventures racontées dans ce roman sont des récits qui font partie de l’héritage culturel de la horde. Ils sont transmis de génération en génération par le sage de la tribu, le paroleur, qui est l’équivalent du poète dans la société actuelle. Aucune des aventures ici décrites n’est vécue devant nos yeux, puisque dans chaque cas il s’agit de l’évocation faite par le paroleur Guito-au-bras-inerte, dans la solitude du tiers enclos, préparant sa parolade magique devant la horde réunie des Kalahoumes-Kalahoumides-Gongalokis.
Ce roman est donc la somme écrite de l’histoire orale de la horde. Strictement orale, cette civilisation se perpétue par la parole, grâce à un dépositaire des légendes et des hauts faits de la horde depuis son origine. Le roman fait une large place aux exploits de Bao-le-véloce, qui a combattu vaillamment une horde rivale, les Slamukis, considérés par les Kalahoumes comme des bêtes brutes Guito étant le narrateur, il ne nous permet jamais d’oublier qu’il s’agit d’un récit, et il se glisse ainsi un effet de distanciation qui désamorce le suspense. En outre, on sait au départ quelle sera Tissue de l’aventure du Grand Bao, ce qui donne pour résultat de dédramatiser le récit.
Nombreuses également sont les répétitions dans ce discours intérieur mal articulé et incohérent. On y sent constamment l’effort, mais il est possible que cet effet soit recherché par l’auteur pour rendre compte de la pensée embrouillée de ces primitifs, de leurs facultés intellectuelles peu développées. Accordons le bénéfice du doute à Bessette. Par contre, l’idée de créer un vocabulaire propre à ces primates est une initiative heureuse qui favorise le dépaysement et la couleur locale. La vision de cette époque très reculée de l’histoire de l’homme s’en trouve ainsi plus complète.
Toutefois, l’intéressante description de la structure sociale de la horde et l’emploi à bon escient d’un vocabulaire particulier ne suffisent pas à faire de Les Anthropoïdes un roman qui réponde à toutes nos attentes. Avec toutes les allusions contenues déjà dans Le Cycle, il était légitime de croire que Gérard Bessette ferait une analyse freudienne de la horde primitive, qu’il expliquerait la signification du meurtre du père, qu’il en dégagerait les prolongements dans la société actuelle.
Or, il n’en est absolument pas question et, ultimement, le roman reste fermé sur lui-même, et n’éclaire en aucun temps le présent. L’entreprise apparaît alors dans toute sa futilité et son inutilité, étouffée qu’elle est par l’anecdote. Les aventures se succèdent mécaniquement et ne parviennent pas à composer une leçon morale ou un message humanitaire, comme dans La Planète des singes, de Pierre Boulle. Bien plus, Bessette ne réussit pas à saisir un moment important de l’évolution de ces anthropoïdes, comme le faisait admirablement Stanley Kubrick dans son film 2001, l’odyssée de l’espace.
En quelques images superbes, le cinéaste a traduit chez le primate la découverte de l’arme comme instrument d’attaque et prolongement du bras de façon plus complète que Bessette dans son volumineux roman de 295 pages, se terminant par la fusion des trois hordes distinctes, les Kalahoumes, les Kalahoumides et les Gongalokis. Et encore, ce regroupement des forces, rien dans le récit ne le prépare vraiment.
Là où Bessette aurait pu être vraiment original, soit en nous aidant à comprendre nos images de l’inconscient primitif et ce qui fut possiblement notre passé en tant qu’espèce animale, il s’enferme dans des péripéties répétitives de fuite et de poursuite. Quant à la description des mœurs et des caractéristiques biologiques des primates, elle témoigne surtout que Bessette a bien assimilé le livre étonnant de Desmond Morris, Le Singe nu. Après toutes ces considérations, il ne reste plus, de Les Anthropoïdes, qu’un banal roman d’aventures dans un cadre exotique et primitif.
Claude JANELLE