Denys Chabot, L’Eldorado dans les glaces (Fa)
Denys Chabot
L’Eldorado dans les glaces
Montréal, Hurtubise HMH (L’Arbre), 1978, 203 p.
L’Eldorado, c’est un pays mythique que les indigènes ont inventé pour se venger des Espagnols qui les avaient conquis. Ils leur ont laissé croire qu’il existait une ville remplie d’or, et les conquistadors se sont mis à sa recherche. Le très beau film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu, raconte cette folle quête d’une contrée mythique.
L’Eldorado dans les glaces, titre du premier roman de Denys Chabot, c’est l’Abitibi, supposé royaume qui attendait les colons fuyant la ville pendant la crise économique, supposée terre de richesses qui allait les sortir de la misère. Quelle déception ce fut pour eux que de découvrir que cette terre était peu propice à l’agriculture ! Denys Chabot n’entreprend pas de reconstituer ce chapitre sombre de la colonisation au Québec. Son roman n’est pas une étude sociologique de ce phénomène comme l’a fait Pierre Perreault dans une série de films, dont Un royaume vous attend. Le romancier a plutôt choisi de nous montrer quelques facettes mythiques de ce pays.
L’image centrale qui représente le mieux cette contrée maudite, primitive et inquiétante, c’est le Chàteaupierre. Il s’agit d’un ensemble de bâtiments en bois qui tombent pratiquement en ruines, mais qui conservent une certaine grandeur en raison de leur localisation. Ce « château » est situé sur le promontoire d’une île, et il a mauvaise réputation. Considéré par les habitants de la région comme un établissement hanté, il devient, sous l’administration d’un certain Faustin, un lieu de luxure, de plaisir et de perdition Faustin (son nom rappelle directement le personnage de Goethe) est un personnage inquiétant qui semble avoir vendu son âme au diable en échange de ce château et des filles qui l’habitent. Faustin organise le monde à sa façon ; il se veut le maître des passions des hommes et se donne pour mission de combler leurs désirs naturels. Il veut se substituer à la morale religieuse de ses concitoyens. Il se perd finalement dans des rêves de grandeur et de puissance.
Un autre chapitre nous familiarise avec sa femme Béate. Elle nous raconte la fin de son mari, les rumeurs dont il a été victime. Béate est une femme attirée par la sensualité de la nature. Elle est le complément de Faustin. Ce dernier valorisait les passions charnelles chez les humains. Béate privilégie les ardeurs de la nature, les sentiments bucoliques de l’être humain. Elle est en quelque sorte une divinité (protectrice ou néfaste…) de la nature.
Il y a aussi l’histoire de Julie la Métisse qui vit en ermite dans le Châteaupierre. Elle est le double antithétique des jeunes prostituées qui vivent là. Farouche, presque muette, Julie défend sa virginité et son innocence. Dans une scène dont on ne saurait dire si elle tient du fantasme ou de la réalité, elle sera violée et cruellement mutilée par un inconnu.
Bref, ces trois personnages donnent leur nom à autant de chapitres, soit les trois derniers. Ils constituent, à leur façon, trois éclairages différents d’une même histoire, celle du Châteaupierre et des événements qui y ont eu lieu.
Il se dégage alors du récit une unité qui tient exclusivement dans la nature unique du lieu de l’action. Le Châteaupierre est le lien organique de ces trois chapitres, à tel point que le récit pourrait être complet en soi. C’est pourquoi on se demande un peu ce que viennent faire les trois premiers chapitres dans l’organisation du roman. On voit mal comment ils peuvent s’insérer dans la logique du récit.
Le seul fil conducteur qui les rattache aux trois autres chapitres est assuré par le personnage d’Oberlin qui traverse chaque chapitre de façon fugitive. N’en déplaise à l’auteur qui semble faire d’Oberlin son personnage de prédilection, ce dernier est beaucoup moins intéressant, complexe et fascinant que le personnage de Faustin et tout l’univers fantastique dans lequel baigne la vie grouillante de Châteaupierre.
Ce qu’il y a de plus étonnant encore dans la construction du roman de Chabot, c’est que deux chapitres ont pour cadre la ville de Boston. L’unité de lieu se trouve ainsi rompue et le climat envoûtant créé par le Châteaupierre est affaibli par cette dispersion de l’intrigue. On devine confusément que l’exil aux États-Unis et la colonisation de l’Abitibi sont deux conséquences d’un même phénomène économique et social. Toutefois, l’auteur ne développe d’aucune façon un rapport entre l’aventure américaine et l’aventure abitibienne. Les deux personnages autour desquels s’organisent ces deux chapitres, Lorna et Blake, ne sont jamais évoqués dans les autres chapitres, tandis que Faustin, Béate, Julie et Oberlin créent un réseau riche d’échanges, et leur existence s’interpénètre continuellement.
Cette construction contestable du récit est peut-être aussi à l’origine d’une désagréable impression qui nous vient à la fin de notre lecture. On dirait qu’il manque un épilogue qui ferait la synthèse des quatre (ou six ?) facettes de cette histoire fantastique et qui lui donnerait en outre une unité de sens, ou, du moins, résumerait les différentes interprétations du récit. Cette impression est d’ailleurs si forte que le lecteur sent le besoin de relire l’avant-propos intitulé « À bord du Vaisseau d’Or ». Là, l’auteur nous dit qu’Oberlin se distribue, se prolonge en d’innombrables personnages. « Il les animera et les habitera sans les altérer. Se fera-t-il reconnaître sous des masques à ce point contrastés ? Qu’il suffise de dire qu’il restera égal à lui-même puisque l’on n’imite bien que soi. » (p. 3)
Alors, tous les personnages ne sont-ils que des doubles de Oberlin ? Ce n’est pas la moindre des questions soulevées par le roman de Chabot qui invite le lecteur à dépasser l’anecdote. « Si ces histoires avaient du vrai, ce ne pouvait être qu’à la manière d’une allusion ou d’un symbole, avec un extraordinaire sens caché. » (p. 123)
Lors de la parution de L’Eldorado dans les glaces, un critique a dit que ce roman était superbement écrit. Denys Chabot développe en effet des images d’une beauté magique et fulgurante qui fascinent, en particulier quand il parle de la nature et de ce pays mythique qu’est pour lui l’Abitibi. Cependant, son imagination est souvent mal servie par une technique d’écriture déficiente. Chabot ignore complètement comment on utilise la virgule dans une phrase. En outre, il éprouve des difficultés avec la syntaxe, comme en témoigne cet extrait :
« Mais justement, quand il put bien se la représenter, depuis le point de vue de biais où il croyait si bien se tenir, il se trouva que celle à laquelle il s’était attendu ne se trouva plus au carreau. » (p. 194)
Souvent, aussi, on ne sait plus ce que désignent les pronoms personnels, parce qu’ils peuvent faire référence à deux sujets différents.
L’Eldorado dans les glaces est un roman fantastique qui démarre vraiment, qui trouve son ton et son climat à la page 81, avec l’entrée en scène de Faustin. À partir de là, l’auteur réussit à créer des ambiances inquiétantes. L’Eldorado dans les glaces est une vision mythique de l’Abitibi où les légendes, les fables et les rumeurs sont mises à contribution pour susciter un climat d’irréalité. Ce pays n’a jamais été autre chose qu’un pays mythique, puisqu’il n’a jamais répondu aux espoirs qu’on fondait sur lui. Comme l’expédition d’Aguirre se terminait dans le délire et la mort, sur un radeau à la dérive, l’histoire de la colonisation de l’Abitibi se termine dans la désolation, le désenchantement. L’image du Châteaupierre en est l’illustration la plus saisissante. Denys Chabot a un tempérament d’écrivain, on ne peut le nier, mais il devra apprendre à écrire.
Claude JANELLE