Patrick Straram, La Faim de l’énigme (SF)
Patrick Straram
La Faim de l’énigme
Montréal, De l’aurore, 1975, 170 p.
Patrick Straram, dit « Le Bison ravi », est un bien curieux personnage à nul autre comparable dans le milieu littéraire québécois. Écrivain engagé à un point de non-retour, il poursuit le combat pour un homme nouveau au moyen de la dialectique marxiste. Ses écrits s’attirent l’anathème et l’excommunication des groupes bourgeois et capitalistes, ou se voient consacrés par les jeunes têtes de Turc de la pensée socialisante, mais ils ne laissent personne indifférent.
Cette littérature de chapelle ne m’a jamais attiré outre mesure, mais l’occasion était belle ici d’aller « questionner » l’écriture de Straram en l’abordant par une forme littéraire qui se veut ordinairement facile d’accès : le roman.
Straram respecte effectivement cette convention littéraire alors que La Faim de l’énigme expose clairement son propos. Sous des allures de roman de science-fiction, l’auteur nous décrit la situation de l’intellectuel dans la société capitaliste et le rôle qu’il doit jouer en tant que membre, volontaire ou non, de la collectivité dont il fait partie Le canevas rappelle un peu la société futuriste de 1984 de George Orwell, mais alors que l’écrivain anglais fait de son héros un homme moyen, prolétaire, ordinaire, prototype de l’espèce humaine, Patrick Straram privilégie une catégorie minoritaire de l’Homme : l’intellectuel.
L’entreprise littéraire de Straram est séduisante pour cette raison même : elle ne sacrifie pas l’aspect romanesque au profit d’une pensée et d’une thèse à défendre. Elle sait ménager au lecteur le plaisir de la fiction tout en lui rappelant que cette fiction se rattache à une situation réelle et actuelle. Le travail de création romanesque et le travail d’observation et de transposition du vécu coexistent harmonieusement dans cette œuvre. Ainsi, les allusions et les fabulations sont suffisamment subtiles et intelligentes pour qu’on puisse reconnaître ce qu’elles cachent. Le pays voisin, dans lequel les habitants de la ville veulent s’enfuir, a pour nom dérisoire le Pays du Trust en le Seigneur. On devine que cette appellation, que Jacques Ferron ne renierait pas, désigne les États-Unis, pays qui « a toujours voulu et su défendre les intérêts des minorités opprimées », comme le dit l’auteur.
Mais qu’est-ce qui poussait les habitants à vouloir déserter la ville ? L’obligation de vivre leur vie, de prendre en mains leur destin d’homme, répond Léiris, l’intellectuel pour qui le sort qui pèse sur la vie de tous les habitants de la ville n’est pas l’effet d’une justice arbitraire mais une conséquence logique qui découle du fait de vivre. Le sort de la ville entière est lié à la solution de l’énigme du Livre des Onze Ponts sur les Onze Lacs. Si personne ne peut résoudre cette énigme dans un laps de temps de vingt-deux mois, tous les habitants de la ville périront par ordre des deux Messagers du Gouverneur.
C’est à ce moment que s’accentue l’écart qui sépare l’intellectuel Léiris du peuple de la ville menacée. Auparavant, on tolérait la marginalité de Léiris parce qu’elle ne dérangeait pas vraiment la ville. Maintenant que son comportement la touche de près (puisqu’il semble composer avec les deux Messagers qui ont imposé cette énigme), elle le rejette carrément. Ainsi, on ne l’associe pas au projet d’évasion souterraine vers le pays voisin. Plus que jamais, l’intellectuel se trouve isolé du milieu qui le produit et son rôle est réduit à sa plus simple expression, soit celui de parasite social.
Mais l’échéance approche et ceux qui ont tenté, en vain, de résoudre l’énigme, sont morts, dépecés par la scie. L’intellectuel est rendu à la croisée des chemins. Pour lui, il n’y a pas de hasard, l’intellectuel a les possibilités de le conjurer. On se souviendra que Léiris a gagné deux fois le gros lot de la Loterie du Bateleur après avoir étudié minutieusement la roue de fortune. Il sait que sa sagesse et son savoir peuvent lui permettre de répondre à l’énigme, mais le veut-il ?
Le peuple, comme un troupeau de moutons, bêle sa peur, son angoisse, alors que, pour la première fois, il fait l’expérience de la vie, il prend conscience de son existence. Vaut-il la peine de sauver cette population inconsciente, abrutis par les valeurs de la société capitaliste au point d’en oublier ce qu’est la vie, valeur qui semble aller de soi-même ? L’orgueil et le superbe détachement guettent l’intellectuel, comme le démontre cet autre marginal, Zamco le Métis, qui a abandonné la collectivité à elle-même. Si Léiris n’assume pas sa mission, il deviendra à son tour un être enfermé dans un savoir qui ne profite à personne, donc un être inutile.
Alors, Léiris choisit de s’engager dans le quotidien. Après mûres réflexions et une conversation capitale avec Zamco le Métis, Léiris conçoit que son destin d’homme veut qu’il sauve la ville. L’homme étant historique, il doit donc s’inscrire dans la collectivité en dehors de laquelle il n’y a pas de salut possible.
« Il y a peu de temps, je ne savais pas encore à quel point le destin de l’homme, c’est son rapport avec l’autre, avec tous. (…) Ce n’est sans doute que maintenant que je peux comprendre la nécessité du dépassement, en analysant la réalité de celui-ci, à savoir qu’il est entièrement illusoire s’il n’englobe pas la collectivité qui le détermine, voué alors à perpétuer la mythologie. » (p. 168)
On reconnaît dans ces pages, à la fin du roman, la théorie marxiste et la pensée de Straram, alors que l’engagement de Léiris se résume à « se vivre dans l’Histoire ». Ce combat intérieur de l’intellectuel donne lieu à des passages superbes où l’enjeu de la décision de Léiris est brillamment Étudié. Ces pages primordiales (chapitre 19) nous fournissent les éléments nécessaires à la compréhension du récit.
De même, le chapitre 23, par son propos limpide, éclaire toute la thèse développée dans le roman Léiris veut changer la société capitaliste en société socialiste où l’homme « mesure dans le réel que la vie est fonction de la consummation de soi, et pas de la consommation de marchandises faussant les vrais besoins ».
La société industrielle mesure la valeur de l’homme selon sa productivité. Cette situation n’est que trop vraie : on n’a qu’à penser au mépris dans lequel la société tient les chômeurs et les assistés sociaux. Léiris pose cette condition avant de déchiffrer l’énigme : transformer la société capitaliste en régime socialiste. La population accepte et Léiris réussit à conjurer le péril qui pèse sur la ville.
Patrick Straram nous a livré de façon courageuse, dans La Faim de l’énigme, sa vision de l’intellectuel et du rôle qui lui incombe dans la société. Seule la fin du roman anticipe sur les événements, puisque la situation politique actuelle démontre qu’il ne suffit pas que les écrivains s’inscrivent dans l’Histoire pour faire se réaliser un pays.
Le style de Straram surprend par sa clarté et sa précision. De façon fort efficace, l’auteur reprend parfois des passages sur le même sujet en des termes identiques pour marquer le caractère répétitif des actes de la vie. Cependant, Straram ne nous épargne pas ces quelques pages où il nous décrit ces « portraits de voyage » que lui procurent les hallucinogènes. Tic détestable qui ne se répète pas très souvent, heureusement !
Roman solide, intelligent, intéressant et bien servi par un juste dosage de fiction et de considération d’ordre marxiste sur l’intellectuel, La Faim de l’énigme de Patrik Straram représente un actif important pour la littérature québécoise.
Claude JANELLE