Anne Hébert, Héloïse (Fa)
Après avoir abordé avec Les Enfants du sabbat un sujet qui se prêtait par moments aux descriptions oniriques et fantastiques, Anne Hébert entre de plain-pied dans l’univers fantastique avec son dernier roman, Héloïse. À l’origine, ce récit était un scénario de film que l’auteur, pour une raison qu’on ignore, a décidé de convertir en roman en étoffant quelque peu les personnages et les situations. Néanmoins, la structure narrative ressemble encore énormément à un scénario. Les séquences, très courtes, dépassent rarement quatre pages ; plusieurs ne font qu’une page, ce qui fait que les événements se précipitent et que le rythme ne languit jamais. En outre, le récit court vers sa conclusion inéluctable sans jamais être retardé par une intrigue secondaire qui n’aurait aucune incidence sur le déroulement de cette entreprise de séduction et de fascination qui ne peut se terminer que par la mort, l’immolation de la victime.
Héloïse met en scène deux couples diamétralement opposés. D’une part, Bernard et Christine, jeunes, beaux, qui aiment la vie. D’autre part, Héloïse et Xavier Bottereau, couple insolite qui vit dans les profondeurs du métro de Paris. Car c’est là une nouveauté dans l’œuvre d’Anne Hébert. C’est la première fois qu’elle situe l’intrigue d’un de ses romans à Paris, où elle vit pourtant depuis des années. En entrevue, elle a déclaré que cette intrigue ne pouvait se dérouler dans le métro de Montréal parce qu’il est trop jeune, qu’il n’a pas encore d’histoire. Elle a bien raison quand on considère que son couple de vampires appartient au début du siècle. De plus, les noms des stations du métro de Paris sont chargés de significations que l’auteur convertit en symboles. Ainsi, la dernière séquence, celle de la « vampirisation » de Bernard, a pour décor la station Père-Lachaise qui évoque le célèbre cimetière de Paris. Une autre station au nom fort évocateur, la station Croix-Rouge, sert de lieu de rassemblement pour déguster le sang des victimes.
Héloïse ou la séduction de la vamp…
À aucun moment dans son récit, Anne Hébert n’utilise le mot vampire pour désigner Héloïse ou Bottereau. Elle fait plutôt confiance à son talent pour amener subtilement le lecteur à découvrir la vraie nature du couple insolite qui hante le métro et à démasquer ses intentions. Elle sème ici et là des indices qui trahissent la nature de ces deux individus et qui s’inspirent de la tradition du vampirisme. Ainsi Héloïse et Bottereau ne supportent pas la lumière du jour et préfèrent les pièces éclairées aux becs de gaz. Quand Héloïse se regarde dans un miroir, son image ne s’y réfléchit pas. Dans un club où elle emmène Bernard, Héloïse commande un bloody-mary et le jeune homme se rend compte que tout le monde autour de lui boit du bloody-mary. « Il y a des petites lueurs couleur de sang qui clignotent dans chaque verre » (p. 80)
En outre l’héroïne a un teint pâle, blanc, cadavérique et elle sent la vase, la grève et l’océan.
Dès sa première rencontre, Bernard est fasciné par cette créature qui affiche sa marginalité. Elle est vêtue comme les femmes du début du siècle et son teint rappelle celui des héroïnes romantiques. Bernard est pris dans les filets d’Héloïse et ne pourra s’en dépêtrer. C’est son destin et rien ne peut l’y faire échapper. Cette idée de prédestination est au cœur de l’œuvre d’Anne Hébert et ici, plus que jamais. La preuve en est que le récit commence par la description de l’appartement où aménageront Bernard et Christine après leur mariage. Pourtant, à ce moment-là, ils avaient déjà choisi un autre appartement mais après que Bernard eût rencontré Héloïse, il ne voudra plus vivre dans ce loyer parce qu’il est trop violemment éclairé et parce qu’il sue le modernisme à pleins murs. Déjà, Bernard est converti aux valeurs d’Héloïse. Il louera donc, grâce aux soins de Xavier Bottereau, agent immobilier et complice d’Héloïse, l’appartement décrit au tout début qui attendait fatalement le couple. Cet appartement sombre et meublé d’antiquités fut, on le saura plus tard, celui d’Héloïse.
Mais Bernard est aussi attiré par Christine, sa jeune épouse, qui suit des cours de danse classique Par opposition à Héloïse, Christine représente la vie, la gaieté, l’exubérance, le soleil et le modernisme. Le combat est inégal entre la vie et la mort et Bernard comprendra trop tard qu’Héloïse est l’incarnation de la mort et qu’elle ne s’intéresse à lui que parce qu’il est un être de chair et de sang. Après une première étreinte qui le laisse presque à bout de sang, Bernard sait qu’il ne pourra échapper au destin et que la deuxième étreinte sera fatale. Il entraînera même Christine avec lui dans sa perte. Bottereau n’usera pas de la séduction comme Héloïse et ne prendra pas de gants blancs : il la tuera brutalement, comme une bête carnivore.
Marginales, les héroïnes d’Anne Hébert le sont de plus en plus, ne serait-ce que par leur fureur meurtrière. Élisabeth d’Aulnières, dans Kamouraska, se sert de son amant pour faire assassiner son mari. Elle ne peut rejoindre son amant, cependant, et finit par épouser un notable de Québec et par rentrer dans le rang. Dans Les Enfants du sabbat, sœur Julie renoue avec les pratiques de la sorcellerie et de la magie noire après avoir tenté de renier l’héritage de sa mère, une sorcière, en entrant dans une communauté religieuse. Mais chez Héloïse, il n’y a aucune volonté de s’amender ou d’aller à l’encontre de sa nature profonde.
Tout au plus, Héloïse a-t-elle un moment de faiblesse quand elle laisse une seconde chance à Bernard. Bottereau le lui reproche sévèrement, d’ailleurs. Est-ce qu’Héloïse avait commencé à éprouver un sentiment amoureux pour ce jeune homme étonnamment naïf et aveugle ? Son geste n’était-il pas dicté au contraire par la cruauté et la cupidité ? En lui laissant la vie sauve, ne pouvait-elle pas profiter de lui une deuxième fois ? Je serais porté à endosser cette hypothèse car les vampires se caractérisent par une absence de remords et de culpabilité. C’est ce qui fait la grande différence entre Héloïse et les deux autres héroïnes.
Les personnages d’Élisabeth et de sœur Julie sont beaucoup plus fouillés car ce sont des êtres humains soumis à la norme de la société, aux principes moraux et à l’éducation familiale. Or, le personnage d’Héloïse apparaît moins développé parce qu’il est une abstraction, un mort-vivant qui n’est soumis à aucun conditionnement social, familial ou moral, si ce n’est l’obligation de trouver du sang humain pour survivre. On comprendra pourquoi le récit est court et pourquoi l’auteur évite de recourir à la psychologie des personnages pour expliquer certaines situations.
Le fantastique est un univers qui se prend tel qu’il est ; on ne doit pas chercher à l’expliquer par l’analyse psychologique, sinon toute la structure se fissure et s’effondre. Héloïse est un modèle du genre qui résiste à toute réduction. C’est un diamant qui ne pourrait être taillé qu’au moyen tel Le Locataire de Roman Polanski. C’est donc dire qu’Héloïse est très différent des Enfants du sabbat qui traçait le portrait d’une société très conservatrice et répressive en même temps que la révolte d’une femme qui tentait de contester cette omniprésence de la religion chrétienne en assumant la tradition d’une religion païenne.
Même si le récit se déroule aujourd’hui, et que les références sont très clairement parisiennes (un peu trop même, puisqu’on a l’impression d’être des touristes dans la Ville Lumière), tout le contenu social est évacué du récit. Cela est étonnant dans la mesure où Héloïse et Bottereau appartiennent à une autre époque qui avait ses mœurs, ses modes et ses caractéristiques.
Cette confrontation de deux modes de vie transparaît dans l’habillement des deux couples évidemment, mais aussi dans le mobilier de l’appartement et dans la technologie. Cette opposition aurait pu, à mon avis, être un peu plus poussée. Mais tel qu’il se présente, Héloïse est un récit fantastique très bien écrit, auquel aucun mot ne pourrait être retranché tant est concise la phrase d’Anne Hébert. Elle s’en tient à l’essentiel qui est, ici, l’émotion. Rien de macabre dans cette description de la fascination de la proie devant son prédateur. Mais quelle intensité ! À son tour, le lecteur succombe à l’envoûtement et devient le gibier de l’auteur.
D’ores et déjà, Héloïse est un classique québécois du genre fantastique et il est à souhaiter que ce récit trouve un cinéaste disposé à la porter à l’écran. Si j’étais producteur de cinéma, je choisirais Dominique Sandra pour incarner la pâle, froide et mystérieuse Héloïse et Dustin Hoffman pour personnifier Bernard, ce jeune homme fragile et vulnérable, prédestiné. Si Nosferatu de Werner Herzog, qui s’inspire du film de Murnau, a du succès, je ne vois pas pourquoi il n en serait pas de même pour le scénario d’Anne Hébert.
Anne Hébert
Héloïse
Paris, Le Seuil, 1980, 124 p.
Claude JANELLE