Toufik Hadj-Moussa, Le Passage, suivi de Errances (Hy)
Plus près du merveilleux que du fantastique…
Aux éditions Naaman de Sherbrooke, une maison qui se spécialise dans la publication d’auteurs de langue française qui vivent en dehors de la France, Toufik El Hadj-Moussa, d’origine algérienne, a fait paraître un petit livre sympathique. Outre un conte intitulé « Le Passage », il contient trois courtes nouvelles regroupées sous le titre « Errances ».
Toufik, qui est surtout connu pour ses illustrations et son travail en bande dessinée, propose une exploration de l’au-delà avec son conte fantastique. Max Barney, le personnage principal est un professeur d’université qui a tout laissé tomber et a fait croire à sa femme qu’il était mort. Max vit misérablement dans une baraque, près du dépotoir de la ville, et il écrit.
Un jour, pendant qu’il rédige son second roman, il est attaqué par une bande de voyous qui détruit son manuscrit et l’assomme.
À son réveil, Max voit une étrange petite fille près de lui qui l’attend et l’amène dans un tuyau au bout duquel ils débouchent sur une plage ensoleillée, dans un autre monde semble-t-il. Les règles qui régissent ce petit univers sont différentes La fillette est d’une ingénuité étonnante, mais cette innocence n’est pas aussi ingénue qu’on pourrait le croire à première vue En fait, c’est une enfant très lucide qui a décidé de ne pas se poser de questions, alors que Max ne cesse de s’interroger sur le comment et le pourquoi de son entrée dans ce monde insolite.
Contrairement aux autres personnages, que ce soit Gros Croûton le cuisinier, Jabo le nain qui aide le cuisinier à la préparation des repas en épluchant les oignons, les frères Cara déguisés en comtesses, Max a une conscience. Il voit les choses avec un regard différent des autres personnages. Ainsi, il se scandalise du fait que la fillette accepte de poser nue devant Gros Croûton et Jabo pour payer son repas et celui de Max. Ses principes à lui ne peuvent lui permettre d’accepter cet état de fait qu’il associe à la prostitution. De même, il résiste aux avances de la comtesse et de sa fille qui veulent l’entrainer sous leur tente. Le seul personnage qui rejoigne la mentalité de Max est le moine qui constitue la mauvaise conscience de ce petit univers. Il brandit les notions de mal, de luxure et invite Max à le suivre pour accéder à la connaissance. Max le rejoint dans son monastère, au sommet d’un pic élevé, et aboutit à nouveau dans son monde quotidien.
La fillette et le moine représentent les deux portiers de cet univers insouciant, facile et joyeusement amoral, qui rappelle le merveilleux film de Philippe de Broca, Le Roi de cœur. Un soldat écossais arrivait dans un village abandonné par ses habitants en raison de l’attaque imminente de l’armée ennemie. Il ne restait plus que les pensionnaires de l’asile, qui, inconscients du danger, s’étaient répandus dans le village et y jouaient les personnages qu’ils s’inventaient dans leur douce folie. Les personnages caricaturaux de Toufik, auxquels il faut ajouter le colonel qui joue à la guerre, recréent cette atmosphère et illustrent la différence qui existe entre ces deux univers.
La fillette, qui symbolise l’innocence et le bonheur simple d’exister, est la porte d’entrée d’un univers sans tourment, où la « vie » semble un jeu qui ne mérite pas d’être pris au sérieux. Le moine, qui véhicule les notions de péché, de culpabilité et de moralité, est la porte de sortie d’un univers qui n’a que faire de ces principes et il introduit au monde que l’on connaît, dominé par ces valeurs « édifiantes » que sont l’argent, l’ambition, le progrès et la malhonnêteté.
L’opposition souterrain/pic qui marque le passage d’un monde à l’autre est d’une signification ironique. Le passage souterrain est associé à l’idée de honte, de la dissimulation, de l’inavouable et pourtant, il débouche sur une sorte de paradis ludique. À l’inverse, le pic, qui suggère la noblesse des sentiments, la pureté, la quête de l’absolu n’est qu’une voie d’accès à un monde cruel, inhumain et immoral, ce qui est bien pis que l’amoralité.
Max Barney avait de la difficulté à accepter l’univers de la fillette parce qu’il cherchait un sens à tout cela. Son retour dans le monde de la ville, alors qu’il se bute à la solitude et aux profiteurs, le convainc que ce monde-là a encore moins de sens que l’autre, malgré les belles paroles des dirigeants.
Max sera bien heureux de retourner définitivement dans cet univers proche de celui d’Alice au pays des merveilles. Il y peut-être le goût d’écrire parce que c’est « trop beau, trop calme. On ne peut pas écrire sur le bonheur ». En revanche, il y gagnera précisément un bonheur tranquille, qui est peut-être la motivation première qui pousse un écrivain à écrire.
En somme, « Le Passage » est un petit conte philosophique sur l’existence bien plus qu’un conte fantastique ou merveilleux. Certes, le thème du souterrain et tout ce qu’il implique descend en ligne droite de la tradition de la littérature fantastique, mais il est utilisé comme un moyen et non comme une fin en soi. Toufik n’est pas, à mon avis, un auteur de fantastique mais d’abord et avant tout un écrivain.
D’ailleurs, parmi les trois nouvelles qui suivent, deux appartiennent à la littérature générale, tandis que la dernière, « L’Asile de nuit », peut se réclamer de la science-fiction en raison de sa finale. « Mon ami Tahar » présente un personnage cynique et phallocrate. « Une femme, si tu lui règles pas son compte souvent, si tu ne la fais pas gémir de plaisir, elle s’en va le chercher ailleurs. Ça n’a pas de morale ces bestioles-là. Moi, si je les tac-tac, c’est par vengeance, pour les écraser, leur faire mal. »
Cette courte nouvelle fournit à Toufik l’occasion d’aborder un aspect de la société algérienne, soit la place de la femme dans cette société dominée par l’homme. Mais ce portrait vaut aussi pour les sociétés occidentales même si certains traits s’appliquent spécifiquement à la société algérienne.
Quant à « L’Obsédé », il s’agit d’un cas individuel plutôt que social. Le personnage principal, Habib, est obsédé par la vue d’un slip en coton rose d’une adolescente. Visiblement, Habib est traumatisé par la chose. Est-il déchiré entre le désir de rester pur comme un enfant et le désir de laisser libre cours à son instinct, de satisfaire sa libido? On ne saura jamais ce qu’il en est vraiment et quelle est l’origine de cette lutte intérieure qui en fait un être impuissant, mal à l’aise et brisé. On peut craindre le pire.
Enfin, « L’Asile de nuit » est traversé par une image fugace de ce que pourrait être la société dans un avenir rapproché. Ce thème du marché noir des organes prélevés sur de pauvres clochards sans feu ni lieu et dont personne ne s’inquiète de la disparition n’est pas nouveau dans la littérature de SF. La nouvelle de Toufik est si courte qu’il ne se donne pas le temps de tenter de renouveler ce thème éculé.
Le livre de Toufik n’est pas dépourvu de charme et d’intérêt; la couleur locale qu’il y met est certes de nature à contribuer à ce plaisir de la lecture. Toutefois, il présente un intérêt plus limité pour l’amateur de littérature fantastique. Mais Toufik vous campe ses personnages en quelques traits seulement. Quel art de la concision et quel sens de l’observation. Cette maîtrise est sans doute due à son métier premier d illustrateur dont il nous donne des échantillons en page couverture et à l’intérieur.
El Hadj-Moussa, Toufik
Le Passage, suivi de Errances
Sherbrooke, Naaman, 1980, 76 p.
Claude JANELLE