Jacqueline Aubry Morin, La Filière du temps (SF)
Une histoire sentimentale, bourrée de stéréotypes
« Il la tire par les cheveux autour du gymnase; elle est si épuisée par l’entrainement qu’elle ne trouve plus la force ni pour se débattre, ni même pour le mordre ou l’égratigner. Elle ne crie pas. Il l’empoigne et la soulève au-dessus de lui, il la lance dans un coin comme un sac à ordures. »
Ainsi commence le roman de Jacqueline Aubry Morin, La Filière du temps, sous-titré « L’histoire de Doucy Riverside ».
Roman macho? Non, même si les premières lignes peuvent le laisser croire. Le personnage féminin malmené dans cette scène, Doucy Riverside, n’est pas non plus masochiste. Elle suit tout simplement des cours pour apprendre la discipline de l’art martial du Taekwondo. Elle veut acquérir l’agressivité nécessaire pour défendre sa personne contre les attaques des hommes.
Roman féministe alors? Encore bien moins. Jacqueline Aubry Morin utilise tous les clichés de la littérature populaire et commerciale pour décrire son héroïne. Comme il se doit, Doucy Riverside est une jeune femme très belle, riche, à la chevelure blonde qui lui descend jusqu’aux chevilles! Déjà ce petit détail attire l’attention, de même que l’étonnante résistance de la jeune femme. Puis, l’auteur nous dit qu’elle est immortelle. Là, plus de doute possible, nous sommes dans la littérature de science-fiction.
Mais à la dernière page du récit, on se demande si l’auteur n’a pas plutôt voulu écrire un roman d’amour entre un mortel et une femme immortelle, car pour l’originalité et les trouvailles en SF, on peut toujours chercher. Comme pour la description de l’enveloppe charnelle de Doucy, l’auteur utilise tous les stéréotypes du genre. Elle n’est pas la première à posséder une machine à voyager dans le temps et l’usage qu’elle en fait n’ouvre aucune avenue nouvelle. On savait déjà qu’en retournant dans le passé, on a la possibilité de modifier le cours de l’Histoire mais que cette décision peut être lourde de conséquences.
De nombreux auteurs ont brillamment exploité les possibilités qu’offre un thème aussi riche, dont on n’a pas fini d’épuiser les ressources. Un bel exemple de cette stimulante rencontre du passé et du présent nous est donnée par Nicholas Meyer dans C’était demain. Ce film met en présence H. G. Wells, auteur de La Machine à explorer le temps, et Jack l’Éventreur. Les deux personnages sont transportés à San Francisco de nos jours. L’utilisation faite par Jacqueline Aubry Morin est simpliste : Doucy tente de revenir en arrière de quelques semaines pour changer le cours des événements et sauver la vie de son amant, Anthony Stevenson.
Le manque d’imagination de l’auteur se traduit aussi dans l’intrigue même. Les séquences sont répétitives à outrance.
Ainsi, tout le récit s’organise autour des attaques répétées contre Doucy Riverside, jusqu’à la dernière qui culmine dans un bain de sang et coûte la vie des deux enfants d’Anthony. D’abord, Doucy est attaquée dans un parc, la nuit, par une bande voyous. Puis, cette même bande récidive en la pourchassant en automobile sur l’autoroute des Cantons de l’Est. Un peu plus tard, elle tombe dans les mains d’un déséquilibré qui la séquestre dans une cave pendant des semaines sans la nourrir.
Après chacune de ces aventures « trépidantes », même scénario: elle rentre chez elle, se déshabille, jette ses vêtements en lambeaux, prend sa douche, se savonne et sèche ses cheveux. L’auteur se croit tenu de répéter cette routine chaque fois. Enfin, après des vacances en Floride avec Anthony et ses deux fils, elle est attaquée à l’aéroport.
Les attaques dont est victime Doucy ne la dérangent pas plus que cela, puisque son corps a beau être criblé de balles par une rafale de mitraillette, le lendemain il n’y paraît plus. C’est plutôt pour la vie de ses amis et de ceux, qu’elle côtoie qu’elle craint. Complètement dépourvue d’agressivité, Doucy Riverside incarne une sorte de messager de l’amour infini. Mais face à la montée de la violence gratuite dans le monde actuel, elle ne peut rester indifférente et elle contre-attaque. Elle tente aussi d’échapper à cette spirale de la violence en changeant d’époque et peut-être même d’univers, mais sans succès. La violence est innée chez l’homme et même s’il est de plus en plus civilisé, le phénomène de la violence ne régresse pas. L’attentat contre John Lennon, Ronald Reagan et le Pape le prouve indubitablement.
S’il y a un message dans le roman de Jacqueline Aubry Morin, c’est celui-là. Malheureusement, l’auteur utilise un procédé simpliste pour démontrer ce fait. Les quatre agressions contre Doucy Riverside sont racontées de la même façon, sans imagination. Mais ce qui affaiblit le plus la portée du roman, c’est l’insipidité des personnages et leur peu d’épaisseur. La psychologie des personnages n’est pas du tout fouillée, ce qui constitue une faille majeure dans ce genre de roman. Elle est aussi sommaire que la psychologie des personnages de séries télévisées, ce qui n’est pas peu dire.
D’ailleurs, le personnage de Doucy et ses caractéristiques (son pouvoir de régénération rapide et de télépathie) fait penser au personnage féminin de la série Les Champions. En outre, dans un roman dont l’intérêt et l’efficacité reposent en grande partie sur l’action, l’auteur tombe trop souvent dans un verbiage qui nuit au rythme. Ses dialogues sont insipides puisqu’ils ne fournissent aucune information pertinente à l’action. L’auteur fait du remplissage pur et simple.
Le lecteur éprouve la même impression à maints endroits dans le récit quand Jacqueline Aubry Morin donne des détails sur la recherche effectuée par un groupe de pharmaciens dont fait partie Anthony, pour découvrir la formule de l’annihilation du cancer. L’épisode de la séquestration de Doucy n’est pas très convaincant non plus
La Filière du temps est un roman qui propose une réflexion sur la mort et l’immortalité. Anthony Stevenson cherche une formule pour repousser les frontières de la mort, tandis que Doucy sacrifierait son immortalité pour connaître une relation amoureuse harmonieuse et durable avec un homme. Son immortalité n’est pas nécessairement gage de bonheur. Chaque fois qu’elle aime un homme, la mort vient le lui enlever.
Bien plus que la mort, c’est l’amour qui est le véritable thème de ce roman. C’est par hasard que ce roman est aussi un récit de science-fiction, car la prose de Jacqueline Aubry Morin rappelle la littérature à l’eau de rose. Tout baigne dans le sentimentalisme le plus facile, de façon à faire vibrer la corde sensible des jeunes adolescents en mal d’amour.
« Ils se couchent sur l’épais tapis et leurs chairs pétries de plaisir, emportés par leurs soifs de passion s’enlacent, s’enserrent, se roulent, se baisent. L’écho de leurs spasmes comme des plaintes résonnent en les excitant davantage. » (p. 39).
Malgré sa nature exceptionnelle, Doucy Riverside présente une image de femme on ne peut plus conservatrice et traditionnelle. Tout ce qu’elle recherche, c’est l’amour de l’homme, l’affection du Prince Charmant, comme c’était la préoccupation majeure des femmes il y a une décennie encore. Pourtant, Doucy a une vie professionnelle intéressante et valorisante. Ses succès d’écrivain en font une femme célèbre et riche. Mais elle est insatisfaite parce qu’elle n’a pas rencontré le grand Amour et n’a pas connu l’expérience de la maternité.
Par l’entremise d’une femme supposément épanouie, Jacqueline Aubry Morin prône des valeurs traditionnelles comme le mariage, la maternitude et la dépendance amoureuse envers l’homme. Bref, Doucy aspire à devenir une femme-objet. On ne peut demander à toutes les femmes qui écrivent de renouveler l’écriture ou la thématique de la littérature, comme Élisabeth Vonarburg a réussi à le faire avec son recueil L’Oeil de la nuit. On est en droit cependant d’exiger d’une femme qu’elle évite d’utiliser des stéréotypes comme personnages et qu’elle fasse preuve d’un minimum d’originalité dans son intrigue et dans la présentation des événements.
Il paraît que La Filière du temps est le premier d’une série de romans ayant pour personnage principal la capiteuse Doucy Riverside. Pour ma part, je souhaite qu’elle tourbillonne sans fin dans d’autres mondes que le nôtre et qu’elle échappe à son auteur qui (est-ce ombrage de sa part?) la réduit à bien peu de choses. La fin laisse présager les plus sombres éventualités:
« Sans avertir, comme une étoile filante, elle surgira à nouveau vers nous. » (p. 176)
Que le dieu de la littérature nous préserve d’un tel augure!
Jacqueline Aubry Morin, La Filière du temps (L’Histoire de Doucy Riverside)
Claude JANELLE