Jacques Benoit, Gisèle et le serpent (Fa)
Le Retour en force de Jacques Benoit
Il n’est pas inutile de rappeler que Jacques Benoit, auteur de Gisèle et le serpent est un des premiers romanciers québécois à avoir pratiqué chez nous la littérature fantastique. Son premier roman, Jos Carbone, date de 1967. Ils sont rares, au Québec, les auteurs qui écrivent depuis quinze ans, du fantastique.
À part Les Voleurs, un récit policier qui se déroule dans un quartier populaire de Montréal et constitue un portrait sociologique du prolétariat urbain, les autres récits de Benoit, Patience et Firlipon (1970) et Les Princes (1973), participent à l’élaboration d’un fantastique propre à cet auteur. Il s’agit, en l’occurrence, d’un fantastique moderne qui laisse une large place aux rapports de force qui s’établissent nécessairement entre deux groupes distincts, même entre deux individus. L’évolution de ces relations constitue la dynamique du récit et fait continuellement avancer l’action. Les romans de Jacques Benoit sont, en conséquence, toujours vivants et captent invariablement l’intérêt du lecteur. Voilà un écrivain avec qui on ne s’ennuie pas.
Avec Gisèle et le serpent, Benoit renoue en quelque sorte avec le ton et l’ambiance de Patience et Firlipon. L’action se passe en effet à Montréal et met en scène un homme et une femme qui vivent une étrange histoire de séduction et de répulsion. Le docteur Grégoire Rabouin éprouve à l’égard de Gisèle Ribeault une fascination et un dégoût, de la même façon que la jeune femme se sent attirée par le médecin tout en combattant ce sentiment amoureux sans parvenir à s’en défaire. Une relation semblable réunissait Patience et Firlipon, dans un Montréal à peine futuriste.
Les femmes, chez Benoit, n’ont pas besoin du mouvement féministe pour se libérer. Elles mènent le bal dans le récit, en particulier cette Gisèle qui incarne on ne peut mieux ce proverbe : « Ce que femme veut, Dieu le veut ». Elle en fera voir de toutes les couleurs à son cher petit docteur pour se venger d’être ainsi impuissante à rompre le charme qu’il exerce sur elle.
Rabouin ne demande pas mieux que de ne plus entendre parler de cette ex-patiente et de ne plus la revoir Sa santé mentale ne s’en porterait que mieux. Mais un étrange destin veut que ces deux êtres se jettent dans les bras l’un de l’autre. Il faut dire que le combat entre Gisèle et Grégoire Rabouin est inégal au départ. La jeune femme possède quatre dons qui lui viennent d’un démon qui s’incarne sous la forme d’un serpent. En échange du privilège de s’installer dans le ventre de Gisèle, Toutou lui offre les dons suivants se changer en serpent à volonté, changer en serpent ses amoureux, l’ubiquité et le pouvoir de doter ses amoureux du don d’ubiquité. 3ref, le pauve Rabouin va en baver.
Gisèle et le serpent est une histoire d’amour qui n’a rien de banal même si le dénouement apparaît très conventionnel, comme dans les contes de fées. En fait, cette fin heureuse ne doit pas être envisagée autrement que comme un clin d’oeil au lecteur car Jacques Benoit n’est pas dupe de son caractère conventionnel. L’humour constant dont l’écrivain fait preuve dans son récit est là pour le prouver. Jacques Benoit n’avait jamais réussi à soutenir l’humour avec une égale efficacité dans ses romans antérieurs.
Ici, même dans les situations les plus macabres et cyniques, il utilise l’humour à la manière de Bertrand Blier dans Buffet froid, un film fantastique rempli d’humour noir qui confine parfois à l’absurde. L’une des scènes les plus typiques de cet humour est celle où Toutou prend la forme d’un homme et se substitue au docteur Rabouin pour recevoir ses patients à son cabinet. Il s’en suivra une série d’opérations farfelues qui déclenchent un rire grinçant. L’extrait suivant donne la mesure de cet humour : « Une jeune femme affligée elle aussi d’une maladie vénérienne fut radicalement transformée : la Farine lui campa l’appareil génital là où était auparavant la bouche, et la bouche fut logée à la place du sexe. »
Ailleurs, Jacques Benoit a surtout recours à la caricature pour nous faire sourire. Ainsi, il s’en prend à une institution comme Radio-Canada pour fustiger la bêtise humaine, pour dénoncer l’incompétence des patrons. Son portrait du climat de travail vicié par la jalousie, l’envie, les intrigues et les jeux de coulisse qui prévaut à Radio-Canada est incroyablement féroce. Mais sans doute en est-il de même à La Presse, où il travaille comme journaliste, même s’il n’en souffle pas mot.
Un petit groupe de maoïstes qui fait de l’agit-prop sert également de tête de turc à Jacques Benoit. Gisèle, qui assiste cachée à une réunion de la cellule, découvre les moyens utilisés par ces agitateurs pour déstabiliser la société capitaliste, la rhétorique et le petit catéchisme de ces révolutionnaires de salon. Le chef de cette cellule s’appelle Pot de Chambre et travaille évidemment à Radio-Canada.
Toutefois, Benoit ne défend pas un système politique plus que l’autre et il serait illusoire d’y chercher les traces d’un discours idéologique, comme il serait hasardeux de faire une lecture psychanalytique de ce roman. Certes, les tentations sont grandes d’interpréter le geste de Toutou, qui s’introduit dans le ventre de Gisèle par son vagin, comme une représentation du désir de l’homme de regagner le sein maternel ou d’être avalé par la femme quand il fait l’amour
À l’inverse, il serait facile de faire de Gisèle le prototype de la féministe en rupture de ban avec l’homme mais qui n’arrive pas complètement à se passer de ses services et à faire comme s’il n’existait pas. Le roman de Benoit rejoint des archétypes trop profonds sur l’amour et la femme pour qu’il se résume à une lecture aussi sommaire. Je soupçonne tout de même l’auteur d’avoir en quelque sorte fait un pied de nez au mouvement féministe lorsque Gisèle demande à Grégoire Rabouin, à la fin, de l’épouser. Non que Benoit veuille par là rétablir la suprématie de l’homme sur la femme, mais prouver que la femme, comme l’homme, ne peuvent se passer l’un de l’autre.
La force, l’importance et l’avenir du couple sont d’ailleurs soulignés dans deux autres romans de Jacques Benoit. Le personnage de Gisèle se prêtait fort bien à cette leçon. Même si elle est perverse, cruelle et un peu sorcière en somme, Gisèle n’en demeure pas moins sympathique car elle est présentée comme une femme suprêmement belle, sensuelle, appétissante, éminemment désirable. On peut tout lui pardonner car elle est une femme qui aime s’amuser s’envoyer en l’air et mordre à belles dents dans la vie. Elle est l’antithèse de la vamp exsangue, ténébreuse et introvertie que Anne Hébert a campé dans Héloïse et de la femme entièrement subjuguée par le monstre qu’elle fréquente, dans l’hallucinant film d’Andrzej Zulawski, Possession.
Jacques Benoit a choisi la voie de l’humour pour raconter une relation contre nature entre une femme et un serpent qui deviendra un entremetteur et un meneur de jeu sans scrupules dans une histoire d’amour drôlement complexe. Gisèle et le serpent me réconcilie avec le fantastique car ce roman prouve que ce genre littéraire a un avenir aux côtés de la science-fiction. Même si l’humour de Benoit, à mon avis, est moins percutant que celui de François Barcelo, il suscite le sourire et donne au récit une unité de ton remarquable.
Jusqu’ici, l’oeuvre fantastique de Benoit obéit rigoureusement à l’alternance primitivisme/urbanité. L’univers primitif et sauvage alterne avec le cadre urbain et civilisé mais au fond, ce sont les mêmes passions exacerbées et les mêmes tensions engendrées par la différence des antagonistes qui s’expriment dans un climat fantastique plus révélateur que la nature humaine et du réel qu’un récit réaliste. Et l’effet, quel que soit le paroxysme qu’atteignent ces situations de crise, demeure toujours aussi libérateur Ce que sa profession de journaliste ne permet pas à Jacques Benoit de dire, son métier d’écrivain lui en fournit l’occasion sur le ton qu’il veut.
Gisèle et le serpent (Roman)
par Jacques Benoit. Montréal, Éditions Libre Expression, 1981, 252 p.
Claude JANELLE