Collectif, Les Années-lumière (SF)
Un bilan sommaire de la production de l’année 1983 en SF & F au Québec nous indique une nette prépondérance des anthologies. Quatre anthologies ont en effet été publiées, ce qui montre que le réservoir des écrivains de SF et de fantastique s’est grandement enrichi au cours des dernières années, et que le travail des revues commence à rapporter des intérêts, sinon des droits d’auteur.
Les écrivains publiés dans Solaris ont fait confiance aux éditions Le Préambule avec Aurores Boréales 1 Les écrivains d’imagine… ont choisi de s’en remettre à un éditeur qui fait partie de l’institution littéraire, VLB Éditeur. L’anthologie s’intitule joliment Les Années-lumière et elle réunit des textes parus entre 1979 et 1982.
Au-delà des différences de conception de la SF ces deux anthologies soulignent deux démarches totalement différentes en ce qui a trait à la percée de la SF dans la littérature québécoise et dans les médias. C’est seulement dans quelques années qu’on saura quelle option aura été la plus profitable au milieu (c’est là le but ultime des individus, j’espère, et non leur intérêt personnel), si jamais on le sait un jour. Mais réservons ce débat pour une autre occasion et faisons place aux dix écrivains réunis par Jean-Marc Gouanvic qui, dans une préface dénuée de partisanerie, trace un bref historique de la SF ici et ailleurs.
La nouvelle qui m’a le plus impressionné est signée Michel Martin, pseudonyme du duo Jean Dion Guy Sirois. « Vingt Sommes » repose sur une idée originale : le vaisseau spatial dont il est question a la forme et le comportement d’un arbre gigantesque dans lequel vivent divers peuples. Depuis des siècles, le destin de l’Arbre semble d’errer sans but dans l’espace. C’est du moins ce que croit la majorité de ses habitants. Au fil des générations, une fraction de plus en plus importante de la population remet en question cette idéologie et propose une contre-idéologie basée sur le changement. Les tenants de cette nouvelle conception du monde, les Planétaires, veulent placer le vaisseau en orbite autour d’un astre et mettre fin à l’errance spatiale. C’est ce moment historique que vit Tango, l’Anti-Navigateur chargé d’éloigner l’Arbre en vue d’une étoile. Moment aussi important que la révélation des théories de Galilée à une autre époque de notre civilisation.
Les auteurs rendent hommage à la femme, car les Planétaires sont surtout des femmes, une façon subtile de dire que c’est par elles que viennent le changement et l’évolution des mentalités. « Le monde a besoin de la rupture pour continuer » se surprend à déclarer Tango à la fin. Une nouvelle remplie de descriptions étonnantes, supportée par une réflexion sur l’évolution des idéologies. Toute l’histoire de l’Homme s’y trouve.
« Les Virus ambiance » d’Agnès Guitard (Boréal 83 de la meilleure nouvelle SF ; ndlr) représente l’autre sommet de l’anthologie. La nouvelle se donne des airs de conte philosophique puisque le personnage principal, Voyag, est un aventurier qui, en visitant cinq planètes pour en relever les traits sociaux dominants de ses habitants, fait face à autant de tendances de la personnalité humaine. Sur chaque planète, ces tendances (les virus ambiance, justement) sont exacerbées : racisme, violence, insouciance, boulimie, sens de la propriété, frustration, intellectualité.
Cette nouvelle montre l’importance du langage dans une société. Sans langage, tout se déglingue. L’aventure de Voyag est finalement bénéfique, car il a assimilé diverses tendances qui enrichissent sa personnalité trop unidimensionnelle. Il a compris que les contradictions et les excès forment la richesse de la personnalité des êtres humains. Agnès Guitard a des choses simples et essentielles à dire ; elle les dit dans une langue juste et vivante, avec le maximum d’efficacité.
Cela est vrai également chez Esther Rochon dans « Le Labyrinthe », nouvelle qui reprend un thème déjà abordé dans « Le Traversier ». Y sont décrits les itinéraires personnels d’êtres à la recherche du centre, c’est à dire d’un sens à la vie. Cette quête spirituelle et initiatique prend diverses formes, comme le destin de chacun. Certains trouvent le centre au bout de quelques années, d’autres y consacrent une vie entière et meurent au moment de l’atteindre. Une nouvelle qui affirme l’individualité de chaque être, et dit en même temps admirablement bien la solitude intérieure qui en constitue le prix.
Avec « Le Meurtre d’une idée » d’Alexandre Amprimoz, on entre dans un autre registre. Cette fiction raconte le voyage en train de K. vers Z.A.Tod, ville de la mort et du suicide. Le personnage semble refaire toujours le même trajet voué au même échec. Dans une société dont le viol des pensées évoque l’univers orwellien de 1984, le personnage K. tente de lutter contre l’ordre établi.
Les références que cultive ce texte sont nombreuses. Les lois absurdes de cette société totalitaire rappellent aussi l’univers de Franz Kafka, tout comme le nom du personnage. Quelques images christiques traversent cette nouvelle intellectuelle, abstraite, d’une densité un peu rébarbative. Mais le climat qui s’en dégage est prégnant, et l’humour quoique inégal, rend le texte attachant. On pourrait retourner à Amprimoz cette déclaration qu’il met dans la bouche de Lilian : « Vous écrivez des choses bizarres. Rares sont ceux qui vous comprendront ». C’est le genre d’affirmation qui doit remplir d’aise notre écrivain.
« Fragments d’une interférence » de Jean Pettigrew ne livre pas facilement son mystère mais cela ne tient pas à l’écriture elle-même, tantôt fulgurante de lyrisme, tantôt efficacement simple. Cela tient plutôt à la description du phénomène cosmique qui se déchaîne dans le ciel, au-dessus de l’île Résolution. Comment l’expliquer ? Parce qu’il est scientifiquement inexplicable, la nouvelle est plus proche du fantastique que de la SF comme le confirment d’ailleurs ses allusions à l’oeuvre de Poe, Les aventures d’Arthur Gordon Pym. Peut-être la clé de la nouvelle de Pettigrew est-elle chez Poe. Quoi qu’il en soit, l’écrivain illustre ici le point de rencontre du plaisir et de la douleur dans ses manifestations humaines et cosmiques.
Jean-Pierre April nous ramène à un niveau plus terre-à-terre dans « Le Fantôme du Forum », une nouvelle débridée qui ne manque pas de pertinence sociale. Grand déboulonneur de statues et pourfendeur d’institutions, April s’en prend cette fois au sport, en l’ocurrence le hockey. Les dieux du stade permettent au peuple de se projeter dans des héros et de s’identifier à un modèle d’homme. Les clones sont-ils plus humains que les robots ? L’écriture est rythmée, saccadée, paroxystique comme Gaston Ratté qui ne tient plus en place ce soir de grande finale. L’exagération foisonne, les images se bousculent : on croirait lire de la BD.
« La Septième Plaie du siècle » est sans doute l’un des rares textes de SF d’André Carpentier. Il met en scène, avec une économie de moyens, un monde où l’humain n’a plus de place. Les deux personnages de sa nouvelle sont des créatures de l’ordinateur. Quand ils se rendent compte qu’ils sont immatériels, qu’ils ne sont que des projections sans conscience, ils disparaissent.
Un texte somme toute pas très éloigné de son dernier recueil puisque s’y trouvent exposés les rapports entre la créature et son créateur, les bases de mondes différents de celui qu’on connaît. On notera d’ailleurs la résurgence du chiffre 7 dans le titre qui marque une filiation certaine avec ses plus récents écrits. L’expression « créateur de mondes » prend ici toute sa signification.
Dans « L’Angle parfait de Franco Bollo », Michel Bélil nous sert une transposition des découvertes de Christophe Colomb ou Marco Polo dans un autre univers, celui des mathématiques. Le parti-pris humoristique de ce texte bref est réussi mais il ne suffit pas à rendre cette nouvelle inoubliable. C’est plutôt facile et sans grand intérêt. L’imaginaire de Bélil ne parvient pas à imposer sa pertinence, sa nécessité. On le reçoit avec un certain plaisir mais il n’a pas d’autre fonction que l’immédiateté.
Je n’avais guère aimé « Les Trains-bulles de janvier » d’Huguette Légaré lors de la parution d’imagine… 10 consacré au Nord. Certes, une deuxième lecture peut mieux nous faire sentir la douce ironie pleine de nostalgie qui sourd de l’écriture, mais cela n’a rien à voir avec le projet SF qui manque de conviction. On croirait lire un pastiche des oeuvres de SFQ écrites dans les années 1940. Je doute que ce fût là l’intention de l’écrivaine.
Il faut se demander, dans le cas de François Barcelo, s’il fait d’abord de l’humour ou de la SF Voilà un écrivain qu’on s’efforce d’annexer au genre. « Écrivains XXIII » ne constitue certes pas une caution suffisante. L’humour de Barcelo s’exerce à l’endroit des écrivains qui n’écrivent que pour eux-mêmes. Ils ne dérangent plus personne. C’est le sort réservé à l’écrivain du vingt-troisième siècle : il n’a plus aucune fonction sociale parce qu’il n’a plus de lecteur. Barcelo aime s’emparer des modes et les tourner en dérision. L’écriture par traitement de texte et l’herméticité des écrivains de la modernité l’inspirent joyeusement. Barcelo est lu, ce qui lui donne raison contre tout le monde.
Dans l’ensemble, malgré quelques ratages. Les Années-lumière combine variété de style et d’imagination, et qualité littéraire.
Les Années-lumière, Montréal, VLB Éditeur, 1983, 233 p.
Claude JANELLE