Imagitextes (Imagine… 21)
« L’illustration doit être la “résonnance visuelle” ressentie par l’artiste à la lecture du texte de l’écrivain. Bien plus souvent cependant, elle se conforme à une transcription iconique, pâle agrémentation de l’écrit » écrit Catherine Saouter Caya dans le numéro 15 d’imagine… C’est justement de la démarche inverse que rend compte le projet imagitextes, dans le numéro 21 de la revue. Douze écrivains ont produit un texte à partir des images d’un dessinateur qui leur étaient proposées. Je laisse à Luc Pomerleau le soin de commenter le résultat de ces mariages écrivain/dessinateur. Je m’en tiendrai pour ma part à la valeur intrinsèque de ces fictions.
« N’ajustez pas vos hallucinettes » de Jean-Pierre April, reprend dans un décor simplifié de space opera un thème que l’auteur avait abordé dans « Chronostop », les images télévisuelles se substituant à la réalité. Encore ici, le personnage d’April est pris à son propre jeu. L’auteur sent le besoin de valoriser l’imaginaire et de proclamer sa supériorité sur le réel, ce qui le justifierait d’écrire. C’est en tout cas ce que laissent penser plusieurs de ses textes.
L’écriture est également une activité importante pour la jeune femme de « L’Enclave » d’Esther Rochon. Le journal intime devient une façon d’exprimer sa lucidité et sa mauvaise conscience. Ce texte véhicule une générosité et un humanisme tranquille qui en font tout le prix.
« Jessica » de Bertrand Bergeron se situe dans un tout autre registre, celui de la séduction. L’écriture contribue pour beaucoup à cette fascination exercée par la rencontre de deux androïdes qui tentent d’échapper à leur conditionnement et à la norme, mais seront déçus l’un de l’autre. Le changement de perspective à mi-chemin dans le texte constitue un choix narratif heureux qui enrichit la nouvelle en nous faisant pénétrer dans la conscience de Jessica.
La dédicace à Deleuze et Guattari fournit une indication claire des intentions de Sylvain Lemieux. « Tycho Brahé » aborde en effet la question des racines. Son personnage, Matti, est un émigrant de l’île de Samos venu participer à la reconstruction de Montréal. Ce dépaysement doit le préparer à aller sur la Lune où ne sont admis que des individus « sans attaches sans racines, sans patrie ». La description de la réalité quotidienne du personnage se traduit par une écriture simple, en parfait accord avec le sujet de la nouvelle.
Jean Pettigrew publie peu, mais quand il le fait, ses fictions ne passent pas inaperçues. « Les Hommes-Snoopy meurent tous comme les chèvres du Bengale » se distingue par son originalité et sa rigueur scientifique. Chaque être vit sur sa petite planète de dix mètres de diamètre, à la recherche de ses semblables. La folie et la solitude auront finalement raison du personnage principal, nommé Nowher. La nouvelle rend bien cet univers de solitude et de froideur. Pettigrew sait aussi préparer le dénouement en semant ici et là des indices révélateurs.
La science-fiction est bénéfique à l’inspiration de Michel Bélil. Ses deux meilleurs textes des dernières années n’appartiennent pas au fantastique, auquel son nom est habituellement associé. « La Grotte de Toubouctom » représente la voie médiane qu’il a mis un certain temps à trouver. L’écriture épouse la banalité de la vie d’un père de famille qui élève seul ses trois enfants. La mise en situation et l’écriture relèvent du fantastique, mais le dénouement pousse le texte dans le champ de la SF.
Gilles Pellerin emprunte un chemin similaire avec « Le Danger croit avec l’usage », dont le décor à peine esquissé tire vers la SF alors que la chute est résolument fantastique. En revanche, « Les Gares de la nuit » ne peut renier sa filiation avec le fantastique des Sporadiques Aventures de Guillaume Untel. Ici, le narrateur ne monte pas dans un autobus, mais il attend interminablement un train. La conscience du temps est omniprésente dans ce texte elle s’exprime dans les tableaux qui ornent les murs de la gare et elle occupe continuellement la pensée du narrateur. Cette obsession tisse un climat fantastique dans lequel s’englue le personnage. Du Pellerin à son meilleur, à l’aise dans les textes courts…
André Carpentier attache beaucoup d’importance à la forme narrative de ses nouvelles. Dans « Les lignées du Grand Chien », il met en scène un prêcheur, un discoureur. Celui-ci reprend devant une foule de fidèles le récit légendaire des origines des deux groupes qui peuplent la Galaxie du Grand Chien, les Isoinéens et les Dolméniens. Le ton superbe recrée les dogmes et mythes fondateurs de civilisations. La révélation d’Isoine, qui prend conscience de sa condition d’androïde, constitue un morceau d’anthologie. Quelle sensibilité et en même temps quelle rigueur ! J’admire aussi l’audace de l’auteur qui, pour respecter la bisexualité d’Isome, utilise le pronom « Ille ». Carpentier a réussi un texte magnifique, une nouvelle inoubliable par sa cohérence et sa force d’évocation des origines.
La longueur d’un texte a peu à voir avec son ampleur. « Oneiros » d’Élisabeth Vonarburg compte deux fois plus de plus de pages sans atteindre la dimension mythologique de la nouvelle de Carpentier. Le sujet est plus intimiste, mais la narration gagnerait à être resserrée. Les deux personnages principaux sont des jumeaux. La jeune femme essaie de se dégager de l’emprise de son frère, mais elle ne peut renier son passé, ses souvenirs et sa nature première. Quête d’identité et expression artistique se rejoignent dans cette nouvelle dont le symbolisme apparaît un peu lourd et artificiel. Je pense en particulier à cette image de la mer qui ronge la falaise et à la signification des noms de la jeune femme Mari, pour marquer son appartenance à la mer, et Stella, nom que lui a donné son frère à l’époque où ils voulaient tous deux émigrer dans l’espace. L’auteure continue à explorer les rapports hommes/femmes incarnés dans le concept de gémellité.
Forcé par l’illustration qui lui avait été proposée d’adopter le registre de l’humour, Jean-François Somcynsky s’en tire tant bien que mal. « Un compagnon de jeu » est amusant, sans plus, en raison surtout du point de vue narratif c’est un dragon femelle qui raconte sa rencontre avec un humain.
Jean O’Neil, pour sa part, livre cinq poèmes en forme de sonnets. Partant du principe que pour exprimer une situation qui n’existe pas dans notre univers mental, il faut des mots appropriés, il invente un vocabulaire dans lequel on trouve : « glaburon », « rébizou », « oustille », « flagurette ». Cette recherche me salodine.
Enfin, Joël Champetier offre une explication scientifique au phénomène du vampirisme dans « Elle a soif ». Malheureusement on voit venir de loin le punch final, d’autant que le sujet est bien mince. Une nouvelle écrite de la main gauche pour Champetier.
En conclusion, que l’osmose entre les illustrations et les textes ait été réussie ou non, il n’en reste pas moins que la valeur strictement littéraire des textes fait de ce numéro d’imagine… un numéro très intéressant, l’un des meilleurs même, malgré trois ou quatre productions faibles.
Claude JANELLE
Comme le précise Claude Janelle, mes commentaires se limiteront à l’alliage images-textes.
Le jeu que la rédaction d’imagine… a proposé à écrivains et dessinateurs est d’un grand intérêt; inverser le canal habituel entre la création littéraire et la création visuelle en mettant les écrivains à la place des dessinateurs. Il me semblait que le principal intérêt de ce défi était de voir comment un écrivain pouvait aller au-delà de la plate correspondance anecdotique, comme on le demande souvent aux illustrateurs. Il est difficile de connaître les réactions personnelles et processus internes qui ont produit ces textes, mais il est quand même possible de juger de l’adéquation entre l’atmosphère du dessin (notion quelque peu subjective je le reconnais), ses techniques et sa structure, et les mêmes caractéristiques dans le texte. On ne peut juger que le produit fini, et non les mécanismes internes de chaque auteur.
La première chose qui frappe c’est le recours quasi-systématique à la simple anecdotisation dont je parlais plus haut. On ne sent pas toujours de correspondance émotive ou fonctionnelle entre le texte et les illustrations, si ce n’est la consciencieuse description des scènes proposées (le texte de Jean-Pierre April par exemple). Même ceux qui ont poussé leur réflexion un peu plus loin et ont tenté de reproduire aussi le ton du dessin ne semblent pas avoir été assez loin. Ainsi, Jean-François Somcynsky reste très en-deçà de l’humour tout en clins d’oeil des dessins de Marc Auger, presque autoparodiques. On aurait aimé des participants une recherche plus poussée sur l’ensemble des éléments de l’illustration, au-delà de seulement la scène représentée. Certains ont même éludé complètement les dessins proposés (Jean O’Neil et les dessins de Denis Chiasson).
Peut-être ma déception se situe-t-elle au niveau des règles du jeu qui n’étaient elles-mêmes pas assez poussées. S’il s’agissait simplement de réagir au premier degré aux illustrations, le jeu relève du gadget et traduit presque une méfiance de la part des auteurs envers le point de départ illustré. Les meilleures réussites dans la transposition sont celles où le dessinateur n’a pas facilité la tâche à son collaborateur, c’est-à-dire les dessins non figuratifs. C’est curieusement dans ces textes que l’on sent plus une véritable parenté entre l’objet visuel et l’objet textuel.
Il me semble que la recherche des auteurs aurait pu tout autant chercher à établir des correspondances plus poussées sur le plan de la technique narrative. Le résultat me porte plutôt à penser qu’ils ont eu peur de se mouiller dans l’imaginaire des illustrateurs, qu’ils n’ont pas voulu se « soumettre » à la créativité d’un autre. Saluons l’initiative de la rédaction d’imagine…, mais souhaitons que « l’accouplement forcé » entre l’écriture et l’illustration qu’elle désirait éviter ne ressemble pas la prochaine fois à un accouplement forcé.
Luc POMERLEAU
Imagitextes, imagine… 21, Montréal, avril 1984, 150 p.