Daniel Sernine, Quand vient la nuit (Fa)
Les deux premiers recueils de contes fantastiques de Daniel Sernine ne m’avaient guère enthousiasmé. Le jeune écrivain y pratiquait un fantastique très traditionnel dont les modèles se trouvaient au XIXe siècle. La pertinence de ces textes et l’esthétique littéraire de Sernine laissaient songeur. N’y avait-il pas dans cette démarche de création une complaisance dans le passéisme, une trop grande vénération des illustres prédécesseurs ?
Quand vient la nuit paraît quatre ans après ces deux premiers recueils et permet de mesurer l’évolution de la conception du fantastique chez Daniel Sernine. Les textes les plus anciens s’inscrivent dans le fantastique traditionnel qui a inspiré Sernine à ses débuts. Ce sont les contes les moins intéressants. « Le Masque », « La Pierre d’Erèbe » et « L’Icône de Kiev » appartiennent à ce groupe. Notons que dans chaque cas, il s’agit d’objets plus ou moins maléfiques qui prennent la vedette ; les personnages sont secondaires et n’arrivent pas vraiment à s’imposer, particulièrement dans le deuxième conte. La trame historique est trop peu développée dans « L’Icône de Kiev » pour faire oublier le caractère prévisible de la narration.
Le personnage le mieux incarné est cette descendante indienne, Agathe, qui perpétue la tradition de son peuple dans « Le Masque ». La formation historique de l’auteur le sert bien et son texte évoque les débuts de la colonie et les origines de Neubourg avec beaucoup d’à-propos, de façon elliptique. Il intègre aussi cette civilisation amérindienne porteuse de ses propres coutumes et légendes. On peut voir dans ce texte une discrète façon de réhabiliter cette civilisation et de souligner ce qui la distingue de la civilisation blanche. En effet, les forces occultes qui se manifestent par l’entremise du masque indien sont au service de la survivance de la race. Elles ne servent pas les intérêts d’un individu comme c’est le cas dans les autres contes où les forces maléfiques sont utilisées pour satisfaire les goûts d’argent et de pouvoir chez celui qui les possède. D’une civilisation à l’autre, le recours aux éléments surnaturels s’est dégradé, avili au contact d’une société basée sur le principe de la propriété et sur le matérialisme.
Les textes plus récents sont d’un autre ordre. Avec « Ses dents », Sernine introduit l’ambiguïté, l’ambivalence dans ses textes. Ce Laugherty qui se promène la nuit dans les rues de Neubourg, déguisé en vampire, n’est-il qu’un pseudo-vampire ? La fin ne dissipe pas l’ambiguïté du personnage, mais elle établit clairement que chacun a ses manies et ses fantasmes.
La marge entre la normalité et l’étrangeté se rétrécit considérablement, au point que dans « Hécate à la gueule sanglante », c’est la même personne qui appartient à ces deux registres. Louis Leroux se métamorphose la nuit en loup-garou, victime de ses ascendances ; il est par ailleurs amoureux de Marthe de Villeversins, qui l’éconduit poliment. Il a de plus en plus de mal à réconcilier ses sentiments ambivalents à l’égard de la jeune fille ; la chienne qui étrangle celle-ci est le prolongement de Louis ; il la tuera plus tard mais ce ne sera pas suffisant pour apaiser le remords. Le texte est explicite sur les frustrations qui motivent les agissements du personnage. Il s’attaque à un couple de jeunes gens en train de faire l’amour. La pulsion sexuelle est évidente, qui s’exprime par le viol : « Comme un amant trop ardent, je déchire le corsage et du même coup lacère les seins déjà lourds d’une fille trop vite devenue femme (…) La fille râle comme jamais son amant ne la fit râler et mon étreinte l’emporte dans la plus vertigineuse des extases. » Jamais la sexualité des personnages ne s’était affichée avec autant d’impudeur dans les contes de Sernine. L’auteur lève ici un interdit qui pesait sur ses textes, ce qui ouvre le champ des possibilités à son fantastique.
Dans « Isangma », il met en scène une femme qui se nourrit de la passion de ses amants , ils se consument littéralement dans la jouissance au point d’y laisser leur vie. Plus que d’autres, ce conte mise sur l’ambiance et le décor pour créer son effet, car l’anecdote est mince. L’écriture se perd dans la description de chambres et de mobilier comme une amante qui se dérobe pour prolonger le plaisir de l’attente, l’attente du plaisir. Il ne faut pas s’en étonner car tout dans ce texte repose sur l’artifice et l’apparence.
On ne peut cependant s’empêcher de penser que la conclusion de cette liaison charnelle renforce les valeurs morales de l’époque. En situant ses histoires su siècle dernier, Semi- ne s’abrite derrière les valeurs morales de cette époque de façon à ce que ce conservatisme ne puisse lui être imputé. Je serais curieux de voir comment il traiterait ce thème dans un cadre contemporain. C’est ce qui m’agace un peu dans l’entreprise de Sernine en inscrivant ses contes dans un société conservatrice et puritaine, et en épousant sa morale religieuse, il ne prend guère de risques. Bien plus, il vide le fantastique de son caractère subversif, si on se réfère à l’usage qu’en font les auteurs sud-américains pour parler de la situation politique de leur pays, par exemple.
Il faut reconnaître, par contre, que Sernine a développé des préoccupations qui n’apparaissaient pas jusqu’ici. La sexualité, je l’ai dit, mais encore plus la psychanalyse à laquelle il a recours pour expliquer les motivations profondes de ses assassins. Tous les éléments intéressants des textes précédents se trouvent réunis dans le conte le plus récent du recueil, « Petit Démon ». Ce récit de près de 90 pages est à la fois le plus ambitieux et le mieux réussi de l’oeuvre fantastique de Sernine. Il mêle habilement le fantastique et le « thriller ». La première partie raconte un cas de possession dans un monastère le démon de la luxure excite les désirs lubriques du père Wenceslas. L’auteur fait ressortir le contraste entre la vie sévère et monacale du religieux et les visions sensuelles de son imagination hantée par le corps des adolescents du séminaire voisin. Sernine aborde avec franchise le difficile et périlleux sujet de la pédérastie. Quand le père Wenceslas se rend compte que ses partenaires dépérissent lentement et meurent à petit feu, il met fin à son commerce charnel et se libère de l’emprise du « petit démon ». L’atmosphère de ces pages rappelle le magnifique roman d’Anne Hébert, Les Enfants du sabbat, quoique celui-ci soit plus iconoclaste et plus révolté dans son propos. En effet, comme dans « Isangma », la conclusion de cette première partie apparaît comme une reconduction des peurs sur lesquelles jouait alors la religion.
La deuxième partie du conte emprunte les chemins du roman policier, cependant. Les élans mystico-charnels du moine sont remplacés par les manifestations pathologiques d’un éventreur qui sème la terreur dans Neubourg.
La narration de cette enquête policière rappelle la manière de Simenon, le libraire Jussiave faisant ici office de commissaire patenté. Chez les deux auteurs on trouve le même souci d’expliquer les crimes de l’assassin par des raisons psychologiques profondes. Scully est un meurtrier presque pathétique parce qu’il n’agit pas par cruauté : il est le jouet de ses fantasmes. Un assassin présenté comme une victime. Simenon est passé par là. Intéressant, surtout, ce changement de perspective dans la narration alors que les pensées et les images du père Wenceslas constituent l’essentiel de la première partie, la narration décrit les actes de Scully d’un point de vue extérieur dans la seconde.
Mais même si l’auteur prétend professer une sympathie identique pour les deux personnages aux prises avec le petit démon, le procédé narratif prouve le contraire. La défense de Wenceslas se fait plus facilement parce qu’il est sauvé par l’amour qu’il voue à ses « petits anges » au-delà du désir purement physique.
Quand vient la nuit développe le fascinant réseau des personnages qui composent l’univers fantastique de Sernine. Le libraire Jussiave, son ami François Dambrine, l’inspecteur Grimai, le docteur Gustave Friedreich, animent cette ville de Neubourg, lieu privilégié des manifestations du Malin. J’aime que les personnages traversent ainsi plusieurs contes. On les voit d’un oeil différent, ils sont enrichis de quelques qualités supplémentaires, ou dévoilent des aspects cachés de leur personnalité. Le désir de créer un univers cohérent, dans lequel les personnages peuvent circuler librement se manifeste également au plan de la forme du recueil les sept contes sont reliés entre eux par des textes intercalaires ; un prologue et un épilogue visent également à présenter ce recueil comme formant un tout.
Quand vient la nuit marque une évolution au niveau des thèmes. L’analyse psychologique des personnages est plus fouillée, comme si cela allait de pair avec la sympathie que l’auteur développe pour eux. Cependant la grande question reste posée Daniel Sernine est-il capable d’ancrer son fantastique dans la réalité contemporaine ? D’échapper à un univers clos sur lui-même ?
Claude JANELLE