Élisabeth Vonarburg, Janus (SF)
« Explosion. Lumière blanche, feu primal… naissance et mort au même creuset »
(« Bande ohne ende »)
La mort est une chambre calfeutrée. Intérieur sans porte, ni fenêtres, lieu clos qui n’est ni noirceur ni absence. Quelque chose comme un décor banal, familier. Dans 2001, de Kubrick, il y a ces pièces où erre David Bowman, vieillissant au passage de l’une à l’autre. Bowman boit, mange, dort et meurt entre des murs qui pourraient être l’éternité. Une brèche existe : le monolithe noir dressé devant lui le révèle enfin à Bowman. La mort est un cercle où le regard prisonnier invente ses sorties, ses passages secrets.
Dans « L’Oiseau de cendres », nouvelle qui ouvre Janus, c’est d’abord la vision de Toomas qui est attaquée. Effritement symptomatique non seulement du déclin physique du poète, mais aussi d’un isolement progressif. La guérison miraculeuse ne se produira pas. Seulement « un pas en avant », un saut dans un lac de lave, spectacle qui s’inscrit dans le cérémonial qui dévoile les forces vives de la planète, le coeur dénudé de Pyréia. Geste provocateur, libératoire, Toomas a choisi, là où il n’existait aucun choix. Il a choisi le mythe.
La mort ne constitue pas la seule limite. Elle résume toutes les autres. Celle du corps, prison biologique dont les formes échappent à notre volonté, nos désirs. Celle du temps, lourde machinerie coincée dans un présent interdisant tout déplacement vers le passé ou le futur. Celle de l’ordre social où chacun est confiné dans un rôle prédéterminé. « Nous sommes tous dans la fosse » précise un des personnages du livre. Bien sûr, il y a l’illusion d’une certaine liberté, d’un certain mouvement ; les clients de la Taverne de la Toison d’or entrent et sortent à leur guise. Mais « pas d’anciens, pas de nouveaux ». Cette circulation ne ramène que les mêmes éléments pris dans une boucle infinie.
Trouver l’ouverture, le point sensible où la fuite devienne possible constitue le thème privilégié par les nouvelles de Janus. Point sensible parce que blessure, déchirure pratiquée à même la chair de celui qui trouve : les doigts coupés de la vraie Talitha (« La Machine lente du temps »), la paume tailladée par Paula Berger elle-même (« Bande ohne ende »), le Rift décrit comme « une balafre gigantesque dans la chair de la planète. Une blessure qui ne se ferme pas… » (« L’Oiseau de cendres »), et cet aveu d’Eilai : « Savoir qu’on peut vivre sans cesser de perdre son sang, voilà ma Révélation… » (« Thalassa »).
Chaque personnage aura à sa disposition une technique ou une faculté apte à faire lever une barrière. Le Rêve qui donne à l’esprit le jalon nécessaire à la perception du futur et des mondes trop distants (« Thalassa »). Le pouvoir de se métamorphoser, de changer à son gré d’apparence, de sexe (« Dans la fosse », « Bande ohne ende »). Le Pont, machine qui projette aussi bien le corps que l’esprit dans le temps et les autres dimensions (« Le Nœud », « La Machine lente du temps »).
Par contre, ces moyens à eux seuls restent insuffisants. Il faut en plus la volonté de dire non. Refus de Toomas d’accepter la mort ; refus de Hilsh de porter le casque (« Éon ») ; refus de la loi de l’amok par Paula Berger : « … et retournant les gravats chercher les NON… chercher les petits morceaux de NON NON… » Un peu comme si le personnage devait créer sa propre résistance, offrir une surface aussi dure et impénétrable que la limite qui l’emprisonne.
Cette condition remplie, qu’est-ce qui attend le voyageur ? Sa liberté ? Peut-être, puisqu’au-delà gît l’inconnu, perte ou salut selon les caprices du hasard. Celui qui emprunte le Pont débouche sur un nombre incalculable d’univers, de dimensions, véritable labyrinthe où se perd celui en quête d’un être ou d’un objet précis. Egon ne Voyage pas. Il attend sa Talitha. Il ne rencontre que des images que lui renvoie à l’infini le miroir du temps.
Car tel est le paradoxe de Janus, détruire une prison pour trouver un au-delà sans limites, cage différente mais cage quand même. La figure ambivalente de Janus (dans la nouvelle titre), moitié-homme moitié-femme, qu’a-t-elle à nous dire ? Une seule chose : « Regarde-toi ». Que ce regard soit la source d’un malaise, d’un vertige, ne doit pas nous surprendre puisque celui-ci plonge dans l’infini : « Band. Bond of union. Bande ohne ende. Lien infini. Bande sans fin, ou trait d’union ? »
Janus, portrait mythologique du temps, et aussi appelé le gardien des portes, sexué ici, prend un sens particulier. Androgyne, il représente tous les possibles, image des choix qui n’appartiennent qu’à celui qui possède le pouvoir. Sirina Mal vie l’a bien compris : « Je veux pouvoir changer, être tout ce que Je veux, être tout, et Je ne peux rien ou pas grand chose ». Celui (celle) qui est tout, Paula Berger, se meurt : « Moins Je meurs, plus Je meurs ». Cette conscience douloureuse, implacable, c’est le prix à payer pour s’évader. « Et bonjour et adieu, Paul Berger. C’est moi, je crois, qui vais ouvrir la porte ».
Michel LAMONTAGNE