Christine L’Heureux, Le Dernier Recours (SF)
Avant de se tourner vers la fiction romanesque. Christine L’Heureux s’est d’abord fait connaître par un essai sur la sexualité des femmes, « L’Orgasme au féminin ». Cette connaissance du corps humain l’a sans doute influencée dans le choix du sujet de son roman, Le Dernier Recours. Elle imagine qu’un virus décime la population féminine de la Terre et met en danger la reproduction de l’espèce. Si toutes les femmes meurent sur une période de vingt ans, comment la race humaine pourra-t-elle se perpétuer ? Avec l’aide de Richard, Jacques décide de tenter une expérience qui pourrait représenter une solution valable au problème de la reproduction : il se fait implanter un embryon sur la paroi abdominale et il tentera de mener l’embryon à terme.
L’argument du roman est fort pertinent car il rejoint les préoccupations des féministes qui n’acceptent pas que le rôle de la femme se limite à une fonction reproductrice. L’auteure peut ainsi aborder par le biais de la fiction toutes les questions qui ont été soulevées depuis une dizaine d’années par le mouvement de libération de la femme : le partage des rôles dans le couple, la naissance d’un nouvel homme et la redéfinition des rapports entre les deux sexes.
On se serait attendu de la part de Christine L’Heureux à une réflexion plus approfondie sur ce phénomène de société. On se serait attendu à plus de rigueur dans le développement des idées. Or les enjeux ne sont jamais véritablement cernés et le sujet n’est qu’effleuré. Le roman avait pourtant bien débuté alors que l’auteure mettait en place les acteurs du drame qui se prépare. Mais peu à peu elle dévie de son objectif ; l’expérience de Jacques nous est racontée de façon scientifique pendant toute la durée de la grossesse ; on déplore que les notations sur la transformation du métabolisme de Jacques ne soient pas plus étoffées, mais la narration reste généralement crédible.
Cependant la fin me semble en totale rupture de ton avec ce qui la précède, la rigueur scientifique fait place à une représentation mythique de l’univers ; l’enfant auquel Jacques a donné naissance devient le sauveur de l’espèce ; avec Issoudun, une petite fille un peu spéciale, il forme le couple primordial qui retrouve la faculté de vivre sous l’eau ; un nouveau cycle commence, l’homme retournant à la mer après en être sorti. Le roman de Christine L’Heureux, c’est le cas de le dire, finit en queue de poisson.
Comment a-t-elle pu en arriver là ? Du même coup, les questions concernant les rapports entre hommes et femmes apparaissent futiles et dérisoires ; elles sont dévalorisées par le projet utopique contenu dans les dernières pages. Quel est le sens de ce projet utopique ? « Le commencement du monde voyait ce couple originel qu’allaient former Issoudun et Jonathan, réuni non plus au paradis terrestre mais dans le ventre de la mer. L’eau désormais allait créer la seule vie possible » (p. 213). Il y a là un changement important : la nouvelle société fondée par les deux jeunes enfants ne sera pas édifiée sur le mythe chrétien (le paradis terrestre), fondement du patriarcat. Elle sera plutôt fondée sur le mythe de l’eau, de la mer, matrice de l’univers. L’élément féminin se trouve donc au coeur de cette nouvelle société qui doit succéder à l’ancien monde.
Cette conception de l’avenir rejoint la vision de Marie-José Thériault dans Les Demoiselles de Numidie. Là aussi, la mer est perçue comme l’élément qui synthétise le mieux le monde, à la différence près que le regard de Marie-José Thériault n’est pas tourné vers l’avenir : il s’actualise pleinement, au contraire de celui de Christine L’Heureux qui est empreint d’un certain angélisme. Tout au long de son roman, celle-ci affirme que le salut de l’espèce repose sur la redéfinition des rôles sociaux des sexes. L’épilogue laisse plutôt entendre que le salut viendra d’une transformation biologique de l’être humain. Sommes-nous encore dans le même roman qu’au début ?
À vrai dire, l’auteure du Dernier Recours a fait trop de concessions au discours romanesque, de sorte que les idées susceptibles de provoquer des débats, des prises de conscience salutaires, n’ont pu être prises en charge par la narration : celle-ci manque à plusieurs reprises d’assurance, d’ailleurs, (la mort de Jacques, par exemple, paraît invraisemblable dans les circonstances où elle a lieu.)
Il ne faudrait cependant pas croire que le roman de Christine L’Heureux manque d’intérêt. L’action est bien menée jusqu’aux trois-quarts du roman et les personnages ont de la présence même s’ils font un peu trop figure de prototypes. C’est certainement dans les rapports hommes/femmes que l’auteure se montre particulièrement perspicace. Les hommes « portent le monde à bout de bras, en dehors d’eux, et le plus loin possible… les femmes sont toujours en train de tout remettre en question. Pour beaucoup d’hommes, les femmes ne s’intéressaient pas aux vraies choses elles cherchaient à se comprendre et à comprendre leurs rapports aux êtres et aux choses. C’était trop d’angoisse pour les hommes et à ne servait à rien » (p. 97). Le dénouement renvoie dos à dos les hommes et les femmes en saluant l’émergence d’un couple nouveau. Mais voilà, c’est trop gros, trop improbable pour qu’on puisse adhérer à cette vision ! C’est là que se trouve l’échec de ce roman de SF qui se défend assez bien tant qu’il n’a pas à prendre ses distances avec la littérature courante. Dès qu’il tente d’atteindre un autre palier, d’entrer de plain-pied dans le champ du discours proprement SF – la fameuse poétique de l’altérité – il échoue lamentablement.
Sans doute cette faillite est-elle due à la méconnaissance des lois du genre par l’auteure. Plusieurs auteurs de SF ont abordé le thème de la problématique survie de l’espèce humaine après une guerre nucléaire ou un désastre écologique. Le traitement féministe privilégié par Christine L’Heureux contenait de belles possibilités romanesques, mais elle n’a pas poussé assez loin sa réflexion. Le résultat déçoit parce que le récit introduit un soudain mysticisme que bien peu d’indices laissaient présager. Même si la petite communauté dans laquelle vivent Issoudun et Jonathan s’est coupée de l’extérieur et mène une existence en accord avec la nature, elle n’est pas suffisamment révolutionnaire et contre-culturelle pour engendrer une espèce humaine radicalement transformée.
En fait, Le Dernier Recours me semble véhiculer beaucoup plus les idées et les valeurs de la contre-culture, à la manière du roman de Jean Basile, Le Piano-trompette, que la problématique d’une authentique SF. Malgré tous ses efforts, l’auteure ne réussit pas à animer l’arrière-plan social dans lequel s’insèrent les personnages et dont ils sont le produit, qu’elle le veuille ou non. Trop collée sur le quotidien familier et reconnaissable dans la majeure partie du roman, la narration ne réussit pas à modifier graduellement ce quotidien pour préparer l’avènement du changement fondamental auquel elle convie le lecteur. Néanmoins, il existe des romans très imparfaits qui méritent l’attention. Le Dernier Recours est de ceux-là. Christine L’Heureux a peut-être appris beaucoup à la suite de ce ratage nécessaire. Et, même modestement, son oeuvre pourrait au moins contribuer à rapprocher les deux sexes.
Christine L’Heureux
Le Dernier Recours
Montréal, Libre Expression, 1984, 215 p.
Claude JANELLE