Daniel Sernine, Le Cercle violet (Fa)
Littérature pour jeunes
Le Cercle violet, de Daniel Sernine : la quadrature du cercle ?
Il est tout à fait fascinant, pour qui a comme moi étudié en détail l’œuvre de Daniel Sernine, aussi bien les romans pour jeunes que les textes pour adultes, de pouvoir lire son dernier ouvrage, Le Cercle violet, puisque ce roman pour adolescents se trouve aussi être le premier texte écrit par Sernine. Toute son œuvre ultérieure s’y trouve en germe, toute la thématique, tous les décors, tous les personnages qu’on trouvera par la suite, aussi bien dans le Québec imaginaire des récits fantastiques – aussi bien pour adolescents que pour adultes –, à Neubourg (où se situe bien entendu le présent récit), que dans les textes de science-fiction dont j’ai par ailleurs souligné la parenté avec le reste de l’oeuvre1.
Pierre Michay, enfant, puis adolescent, puis très jeune homme, dans Le Cercle violet, est en effet le jumeau, ou au moins le cousin, des autres jeunes héros serniniens : poursuivi par un destin plus ou moins funeste (son père mort dans un accident de chasse suspect, son grand-père mort de chagrin, sa petite sœur suicidée) lié à la haine dont la famille des sorciers, les Davard, poursuit la famille cousine des Michay, Pierre rêve (comme Ludovic) d’une figure féminine idéale entraperçue lors d’une fête magique dans un château mystérieux (l’influence d’Alain-Fournier et du Grand Meaulnes sur Sernine auteur pour adolescents est ici évidente, et très ouvertement reconnue.) Pour entrer dans la vie d’adulte, Pierre a pour guide une figure familière, l’oncle qui fait office de père idéal, le libraire-occultiste Guillaume Jussiave (les œuvres ultérieures rendront ce personnage plus ambigu, mais ici on le rencontre dans toute sa fraicheur première). Il retrouve sa jeune fille de rêve, Isabelle, et Claude, l’ami inexplicablement et douloureusement perdu lors des catastrophes familiales qui ont marqué la fin de son enfance. Il retrouve aussi le mystérieux château, dont les propriétaires sont (bien sûr) les Davard… Isabelle et Claude. Retrouver aussi le trésor d’un corsaire, et déjouer les plans du maléfique Cercle Violet, société secrète de magiciens inféodés aux Puissances du Mal, tel est le destin que Pierre, aidé par Jussiave et ses associés (autres figures familières des lecteurs de Sernine) devra accomplir.
Mais il n’est nullement nécessaire de connaître les autres œuvres de Sernine, pour les jeunes lecteurs à qui Le Cercle violet est destiné. Ce roman se suffit amplement à lui-même : outre les ingrédients archétypaux (trésor, château, figures paternelles bonnes et mauvaises, amitiés et amours déçues puis triomphantes, explorations, dangers et victoires), la forme elle-même renoue avec ce qui faisait les délices d’un Jules Verne, par exemple : plans, formules, messages secrets à décoder, cartes mystérieuses à reconstituer, tous cela s’intègre au récit sous forme de dessins, schémas, représentations d’un réel imaginaire qui devraient ravir les lecteurs auxquels elles sont destinées…
De surcroît, on peut constater dans ce roman que Sernine poursuit son travail d’élargissement du genre (si on peut utiliser ce terme) « roman-pour-adolescent » : non seulement le héros est un jeune adulte, mais rien de ce qui préoccupe le jeune adulte n’est passé sous silence : sexualité, travail, argent, (bien que ces deux éléments soient traités d’une façon discutable, plus près du principe de plaisir que du principe de réalité, la seule faiblesse du roman, à mon avis.) Par ailleurs, ce qui est inhabituel dans les romans pour jeunes publiés en francophonie en général et au Québec en particulier, l’histoire ne s’achève pas sur la Victoire du Héros (qui est d’ailleurs difficile et temporaire) ; les dernières pages brossent un tableau de la vie ultérieure de Pierre Michay, qui a été complètement transformée par son aventure – et pas en rose. Devenu une sorte d’errant, Pierre va se mêler activement à la vie politique de son époque, en Russie où il participe aux soulèvements du début du siècle, puis dans d’autres pays de ce qui deviendra plus tard « l’Europe de l’Est », où ses activités de journaliste engagé le font poursuivre par les diverses polices de l’empire austro-hongrois. Voilà qui est romanesque à souhait, mais dans un registre assez différent du registre serninien habituel, au moins dans le reste de ses ouvrages pour adolescents où le rapport à l’Histoire est pratiquement absent. On retrouve Pierre Michay alors que, onze ans plus tard – il est donc à présent un adulte – il revient chez lui. Pour y trouver morte Isabelle, l’amante-mère idéale, (ce qui ne surprend pas le lecteur familier de Sernine). Et pour trouver aussi, ce qui est assez nouveau, son fils, leur fils, qui s’appelle Pierre… – dans un mouvement prometteur de récupération et d’ouverture qui n’est pas sans rappeler la conclusion des nouvelles de Quand vient la nuit, le dernier recueil de nouvelles fantastiques publié par Sernine au Préambule.
Comme je l’ai dit plus haut, les lecteurs habituels de Sernine pourront lire Le Cercle violet avec intérêt, surtout s’ils savent que ce texte, germe des textes ultérieurs, n’a été retouché qu’au plan de la phrase, et non dans ses contenus ; c’est dire à quel point l’imaginaire serninien s’était investi dans ces motifs. Et il est sans doute permis de supposer que s’il a éprouvé le besoin de boucler cette boucle, c’est que Daniel Sernine est prêt à en sortir pour aller ailleurs, ou à l’explorer à d’autres niveaux désormais.
Il ne faut évidemment pas oublier cependant que Le Cercle violet est destiné à des adolescents. Si besoin en était, le Prix de la Littérature de Jeunesse, que le Conseil des Arts du Canada vient d’attribuer à ce roman, nous le rappellerait. Et pour son travail d’écrivain dans ce domaine, et pour son travail de lecteur-conseil auprès d’autres auteurs pour jeunes, c’est un Prix que Daniel Sernine a amplement mérité !
Élisabeth VONARBURG
Notes
1. Voir imagine… 22, Solaris 54 et 57