Paul-André Bibeau, La Tour foudroyée (Hy)
Paul-André Bibeau poursuit depuis 1970 une carrière discrète d’écrivain. Quatre romans au cours de cette décennie. Voici son cinquième livre qui est aussi son premier recueil de nouvelles, La Tour foudroyée.
Premier signe particulier : des onze nouvelles qui le composent, je dirais qu’il y en a neuf qui sont fantastiques. Certaines ont été publiées dans la revue Moebius, d’autres sont peut-être inédites. Comment savoir ? L’éditeur n’a pas l’élémentaire décence de mentionner le lieu de parution. Il n’a pas fait son travail également à l’étape de la correction des épreuves car le livre est bourré de coquilles et de fautes.
Un certain laxisme aussi de la direction littéraire est responsable de la répétition de clichés épouvantables dans l’écriture. Combien de fois ne lit-on pas cette expression « je sentis mes genoux se dérober sous moi » pour signifier que le personnage est sur le point de défaillir ? Au moins deux ou trois fois dans chaque texte.
La nouvelle a pour particularité de faire ressortir davantage la pauvreté de l’écriture et le manque de vocabulaire chez l’écrivain dont ce n’est pas la force. Ce genre littéraire a des exigences trop élevées pour que le modeste talent d’écrivain de Paul-André Bibeau puisse s’y faire valoir. L’idée la plus intéressante est mal servie chez lui par une écriture sans personnalité, sans surprise. Or, la réussite d’une nouvelle est autant, sinon davantage, redevable à la qualité de l’écriture qu’à l’originalité du sujet.
Après un tel éreintement, il est difficile de prétendre que La Tour foudroyée est un bon recueil de nouvelles. On ne peut faire abstraction de cette faiblesse d’écriture évidente même si au point de vue du contenu, le recueil présente un certain intérêt. L’auteur décrit un milieu, la Main à Montréal, avec un souci exemplaire de réalisme. Il présente la faune des clochards, des drogués, des paumés qui deviendront les inquiétants acteurs d’un drame fantastique. Tout à coup, la réalité bascule et le personnage se trouve comme projeté dans une autre dimension ou dans un autre temps.
Le fantastique de Bibeau n’ignore pas la tradition. Il s’en nourrit, il s’en inspire mais il tente aussi de renouveler le genre en tant que véhicule de transgression des valeurs religieuses. La première et la dernière nouvelle soulignent cette filiation.
Dans « La Boîte de Pandore », le narrateur est témoin, dans le sous-sol d’un salon mortuaire, d’une discussion entre un vieil homme et une jeune femme. En remontant au rez-de-chaussée, il aperçoit le vieillard dans un cercueil. Il apprend plus tard que le vieux est décédé d’une crise cardiaque en assistant à un strip-tease dans une boîte de nuit. La femme qui le tourmentait dans le sous-sol au salon mortuaire était une succube, incarnation du vice auquel il avait cédé. Le remord et la culpabilité qui sourdent de cette nouvelle contribuent à une représentation de la sexualité qui n’est pas sans rappeler l’époque où la religion catholique imposait son autorité morale en cette matière au Québec.
Cette mauvaise conscience hante aussi l’abbé F. dans « L’Exorcisme » : Est-il coupable ? Si oui, de quoi ? Il réussira, avec des phrases tirées de la Bible, à exorciser le sacristain de l’église Notre-Dame de Lourdes qui était possédé d’un démon. Église vide, désertée par les fidèles : cette image sur laquelle se termine le recueil souligne l’évolution de la société québécoise, en ce qui a trait aux valeurs spirituelles. L’abbé F. apparaît comme le représentant d’une espèce en voie d’extinction. C’est lui qui fait figure de marginal alors que dans la première nouvelle, l’être d’exception était celui qui avait succombé au vice.
Ces deux nouvelles illustrent donc à quel point le fantastique de Bibeau est tributaire du fantastique traditionnel en ce qu’il aborde des valeurs religieuses. Cependant, ces deux pôles qui délimitent le cheminement spirituel de la société québécoise ne surdéterminent pas le recueil au complet. Le fantastique de Bibeau prend d’autres formes, résolument plus modernes, en intégrant le décor urbain ou des phénomènes de massé comme les jeux vidéo ou des problèmes matériels comme la MIVF. Il en résulte un éventail de sujets dont l’intérêt ne fait pas de doute parce qu’ils constituent la matière de notre vécu quotidien.
Dès les premiers paragraphes, l’auteur impose une situation et un décor réalistes avec une facilité assez étonnante. Puis, la réalité laisse voir des lézardes par lesquelles s’insinuent l’irrationnel, le rêve, les fantasmes, les obsessions. Tout l’univers du personnage central se trouve perturbé par l’irruption du fantastique et il se voit sombrer dans la folie ou la mort au moment où il reprend pied dans son univers. L’auteur ne pousse jamais ses personnages jusqu’au point de rupture ; il ne les fait pas basculer irrémédiablement dans l’horreur et l’épouvante. Le narrateur en est quitte pour une bonne peur.
Dans « La Croisade des enfants », la scène d’orgie et de torture dont il est le témoin impuissant est même complètement désamorcée à la fin quand il apparaît clairement que le narrateur a fantasmé cette scène. C’est l’une des rares fois d’ailleurs où ce qui arrive au personnage est démenti par les faits. La pénible expérience du narrateur qui participe au tournage d’un commercial vantant les qualités d’une tablette de chocolat n’est en définitive qu’un mauvais rêve tandis que dans les autres nouvelles, l’événement fantastique n’est jamais infirmé par la narration.
Cette narration est souvent assumée par un « je » et ce « je » se confond parfois avec celui de l’auteur comme pour donner aux événements relatés une crédibilité incontestable. Le recueil en a bien besoin car une autre de ses faiblesses consiste dans le traitement des sujets. Bibeau construit ses histoires toujours de la même façon et leur développement est sans surprise, obéissant à une logique qui donne l’impression d’une mécanique qui tourne à vide.
Le thème qui revient le plus souvent dans son recueil est celui de la sexualité. Il en tire le meilleur parti possible dans des nouvelles comme « Bouche de velours », « Les Retrouvailles » et « La Croisade des enfants » où ses fantasmes sexuels rappellent le délire érotique de certains films de Ken Russell. Le climat troublant dans lequel baignent ces nouvelles est bien rendu mais on demeure malgré tout insatisfait du dénouement de « Bouche de velours », par exemple.
Une femme se laisse séduire par un photographe qui l’a suivie chez elle. Au moment où ils font l’amour, le jeune homme se métamorphose en lévrier. Affolée, la femme le tue. C’est peut-être là le paradoxe d’un fantastique qui, tout en maintenant un lien avec ses origines (homme changé en animal), essaie de renouveler les conventions du genre avec comme résultat que l’événement fantastique perd toute signification.
Si le fantastique de Bibeau a un sens, c’est de permettre aux pulsions secrètes et inavouables de se manifester et de s’exprimer plus ou moins ouvertement. L’être qui les porte ne les assume pas encore entièrement ; il ne les reconnaît pas comme siennes. C’est pourquoi il a besoin de l’alibi du fantastique pour les vivre par procuration en quelque sorte. La photo de la couverture qui représente un secteur de la Main, la nuit, est tout à fait dans l’esprit du recueil : les personnages ne vivent pas leurs fantasmes au grand jour.
Far ailleurs, le titre même du livre qui évoque 1’arcane du tarot égyptien me paraît moins approprié. On lit en couverture IV : « Tout ce qui naît de la matière et non de l’esprit est voué à la destruction. » Je ne connais pas les images du tarot égyptien mais cette connaissance ne me paraît pas indispensable à la compréhension des nouvelles de Bibeau. Il faudrait demander à Jacques Renaud si le précepte cité plus haut fonde l’articulation de ces nouvelles. Pour ma part, je serais enclin à croire que cette filiation avec l’ésotérisme est une caution intellectuelle dont l’auteur aurait pu se passer. Même dans « La Tour foudroyée », on ne relève aucune application concrète de cette image.
Paul-André Bibeau
La Tour foudroyée
Montréal, Parti Pris, 1984, 146 p.
Claude JANELLE