Stéphane Nicot et Jean-Marc Gouanvic, Espaces imaginaires 3 (SF)
Espaces imaginaires 3, l’anthologie de SF francophone de Stéphane Nicot et de Jean-Marc Gouanvic, comporte une différence importante par rapport aux deux premières livraisons. Elle se réclame à bon droit de la francophonie puisque des auteurs de quatre pays différents (Québec, France, Suisse et Belgique) figurent au sommaire. Jusqu’ici, seules des contributions d’auteurs québécois et d’auteurs français composaient les deux premiers numéros.
Autre particularité : il n’y a que six textes au sommaire (au lieu de 10 nouvelles) mais ils sont plus longs. Ce ne sont pourtant pas tous des « novellas », forme à laquelle Espaces imaginaires entend désormais se consacrer exclusivement. Fort bien. Les débouchés pour les textes longs sont en effet très rares, les revues ne pouvant se permettre de les publier en raison du manque d’espace dans leurs pages. Six récits, donc, de François Rouiller, Colette Fayard, Alain Dartevelle, Esther Rochon, Jean-Claude Dunyach et Jean-Pierre April
« Une enfance en jeu » de François Rouiller constitue sa première nouvelle publiée. On peut déjà affirmer qu’il s’agit d’une découverte importante. Rouiller a le sens du dialogue et du récit. Son histoire est très bien construite et fait affleurer des sentiments et des émotions qu’il est difficile de traduire adéquatement avec des mots. Il maintient avec habileté son personnage de Bérénice au bord de la folie et de la névrose sans que la crédibilité de son discours ne soit atteinte.
Cette nouvelle raconte les efforts de l’Institut de Planification Mentale pour conditionner le comportement de Bérénice. On utilise un simulacre de son fils pour infléchir sa volonté mais elle résiste. Elle se souvient de son enfance alors que le jeu était une activité naturelle. Aujourd’hui, les enfants sont pris en charge par l’État et le jeu est interdit.
L’auteur rend sensible la charge émotive qui se dégage des relations entre la mère et son fils. Il nous fait sentir aussi toute l’horreur de cette société qui manipule l’affection maternelle et trafique les souvenirs personnels. « Une enfance en jeu » est un cri d’alarme émouvant qui veut protéger l’intégrité mentale de l’homme et l’innocence, le caractère ludique propres à l’enfance. Indirectement, cette nouvelle interroge le rôle de l’enseignement dans la formation de l’enfant.
Le nom de Colette Fayard est un peu plus connu même si sa carrière est encore très jeune. Je retrouve avec plaisir sa prose dans « Le Libérateur », une nouvelle fort originale qui emprunte un peu sa facture au roman policier. Il s’agit en effet d’un agent secret des Services de Sécurité Intergalactiques qui raconte sa mission sur une planète où déferlent périodiquement des vagues de suicides et d’assassinats. Au cours de son enquête, il découvre la nature des habitants de Io-Phénix qui ont la faculté d’emprunter l’apparence voulue, le corps n’étant qu’une enveloppe servant de simulacre. C’est par ce mimétisme qu’ils espèrent envahir la Terre. Le narrateur, Piggy, qui a découvert leur stratagème, se fait leur complice parce qu’il trouve cette race infiniment plus intelligente que la race humaine.
Le ton familier du récit lui imprime une vivacité qui ne peut faire autrement que de nous embarquer. Il y a aussi ce parfum de romantisme désuet et cette tendresse trouble qui se dégagent des relations entre Piggy et la petite Schéhérazade, puis Dina. À un second niveau, le texte de Colette Fayard parle de stratégie amoureuse et opère la jonction entre le privé et le public, entre destin individuel et destin collectif. Un beau texte qui combine l’enquête sociologique et le regard ontologique.
Avec « Terrien parade », Alain Dartevelle nous revient avec une nouvelle qui se situe dans le même esprit que « L’Astre aux idiots » parue dans Futurs intérieurs. Il continue d’explorer le grotesque qui caractérise la condition humaine. L’écriture participe à ce grossissement des travers de l’homme en empruntant un ton grandiloquent, en surchargeant ses effets, en recherchant les formules caricaturales. L’exercice devient pénible tant le rythme est désespérément lent, les digressions sans intérêt et la charge satirique par trop appuyée.
Dartevelle fait preuve d’un baroquisme intéressant dans la description des personnages et du décor mais il tombe souvent dans le mauvais goût et dans le sadisme gratuit. Sa complaisance dans la vulgarité apparaît malsaine et la caricature, poussée à l’extrême limite, finit par se désamorcer. L’utilisation du verlan est symptomatique des modes auxquelles ce texte succombe. L’univers du cirque est déjà en soi un bouillon de culture fort révélateur qui l’apparente à la caricature. Il n’était pas nécessaire de la grossir outre mesure. La démonstration extrêmement grinçante de ce texte manque de subtilité.
Quelle différence avec le texte nuancé d’Esther Rochon, « Au fond des yeux ». Cela tient sans doute au point de vue narratif qui est multiple : celui de Peter, le promeneur muet, celui des Voulques, des extraterrestres prisonniers sous les quais du port de la ville de Calègne, et celui d’un narrateur extradiégétique. Le personnage de Peter appartient à la lignée des héros marginaux de l’oeuvre de Rochon. Il est assis entre deux chaises, à la fois complice du sort réservé aux Voulques et désireux de les affranchir. Son malaise rejoint celui de la ville où coexistent le moderne et l’ancien, le désir d’oublier le triste épisode de la visite des extraterrestres et de réhabiliter leur réputation.
Comme Sutherland dans L’Épuisement du soleil, Peter est un instrument inconscient du destin. Il participe à la libération des Voulques sans avoir fait un choix délibéré. Comme toujours chez Esther Rochon, c’est la générosité, l’ouverture à l’altérité qui priment. Le récit est orienté vers la rechercha de la paix intérieure, de la sérénité, vers la résolution des tensions, vers la réconciliation du passé et du présent.
« Venez dans mon palais » aborde le thème du clone qu’il renouvelle habilement. Le clonage est utilisé ici comme une stratégie visant à nourrir l’espoir, seule force capable de faire progresser l’homme en proie à un environnement hostile sur une planète qui défend chaque pouce de son territoire.
Jean-Claude Dunyach illustre bien la part des intérêts personnels qui sont en jeu dans l’exercice de tout pouvoir. Ainsi, Éric accepte de détruire son image d’invincibilité aux yeux de ses compagnons afin de sauver la colonie qui tente de s’implanter sur la planète sauvage. Toutefois, son stratagème sert également ses intérêts personnels sans qu’il y ait incompatibilité entre les deux objectifs. La nouvelle de Dunyach est une analyse pénétrante de l’exercice du pouvoir et de la façon dont se construit et se régénère un mythe.
Jean-Pierre April amorce, avec « Impressions de Thaï Deng », un tournant significatif dans son oeuvre. Il revient en fait à un univers qu’il avait esquissé dans sa première nouvelle, « Les Orphelins de Hoi Tri ». L’action se déroule en Thaïlande, à la fin du XXe siècle. Il net en scène une société utopique constituée de femmes qui s’est érigée par suite du refus de celles-ci de sacrifier leurs enfants à la guerre qui sévit dans le pays. Cette gynécratie installée dans la ville de Thaï Deng, devenue sujet de légendes de toutes sortes, s’inspire à la fois des thèses féministes radicales actuelles et de l’image antique de Lysistrata.
Par l’entremise du narrateur, enlevé par ces femmes afin de découvrir les responsables des sabotages qui détruisent périodiquement les dépôts de munitions de la ville, Jean-Pierre April expose la rhétorique dans laquelle les dirigeantes se sont enfermées. Au nom d’idéaux louables et bien intentionnés, celles-ci ont instauré une société rigide qui, avec le temps, reproduit le modèle du pouvoir mâle qu’ils ont combattu. En outre, le rejet complet de l’homme condamne cette société à l’extinction.
La nouvelle d’April se présente donc comme un questionnement du féminisme radical et conclut à l’impossibilité de réaliser une cité des femmes qui soit à la fois utopique et viable. En plus de la pertinence de son propos, « Impressions de Thaï Deng » se distingue par son écriture et par son ambiance. April délaisse ici son style satirique, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi critique face à son sujet, et s’emploie à décrire le cadre dans lequel évolue sa nouvelle. Sa description de la Thaïlande est tout à fait remarquable ; on s’y croirait. L’humidité, les champs de rizière, les montagnes, les vallées difficilement accessibles : bref, on revoit les images saisissantes de La Déchirure de Roland Joffe qui racontait un épisode du génocide cambodgien.
April décrit aussi la situation politique de sa Thaïlande mais le tableau est un peu confus : groupes révolutionnaires, groupuscules anti-révolutionnaires, troupes gouvernementales, armée séparatiste du sud. C’est sans doute la seule faiblesse de cette nouvelle puisque l’auteur a également travaillé son écriture dans le sens d’une épuration. April ne l’avouera peut-être pas mais je pense que les critiques qui ont été adressées à son écriture l’ont amené à polir davantage son style. Toutes les conditions sont maintenant réunies pour qu’il donne sa pleine mesure et réalise son potentiel.
Cette nouvelle orientale en est un avant-goût extrêmement prometteur.
Bilan rapide de l’anthologie : une nouvelle irritante et outrancièrement grotesque dans sa démonstration (Bartavelle), une autre un peu mince dans son propos (Dunyach) et quatre récits de première force, avec leurs qualités respectives. Des qualités d’abord narratives, mais aussi des idées fortes, le courage de la passion, la dignité de la personne, l’ouverture vers l’Autre. Bilan favorable, donc, en ce qui a trait au contenu.
Quant à la présence québécoise, on peut se poser la question. Jean-Marc Gouanvic estime-t-il avoir fait le tour des auteurs de SFQ puisqu’il revient ici avec des écrivains qui figuraient déjà dans la première anthologie ? Pourquoi oublie-t-il Élisabeth Vonarburg, Jean Dion, Jean Pettigrew, etc. ?
Espaces imaginaires 3, Trois-Rivières, Les Imaginoïdes, 1985, 163 p.
Claude JANNELLE