Marie José Thériault, L’Envoleur de chevaux et autres contes (Hy)
Marie José Thériault
L’Envoleur de chevaux et autres contes
Montréal, Boréal, 1986, 175 p.
Derrière le conte, il y a le conteur. Pas seulement cette voix qui raconte, charme, effraie ou rassure. Le conteur reste. Les histoires ont beau se succéder, présenter maints personnages et contrées étranges, à la toute fin, la conclusion achevée, lui demeure. C’est un autre conte qu’il débutera, sollicitant de manière différente l’imagination de son auditeur.
Ce cycle, rapprochable de celui du jour et de la nuit, ne peut faire autrement que nous sembler infini. Ainsi dans « Le Trente-et-unième oiseau », un des contes de L’Envoleur de chevaux, Marie José Thériault en prolongeant les Mille et une nuit par une deux mille huit cent quarante-troisième nuit, brise une frontière qui, en réalité, était inexistante. Comme elle le souligne elle-même, seule la mort pourra mettre un terme à la suite de récits amorcée par Schahrazade. Le conte de Marie José Thériault ne peut donc se terminer en toute logique que sur ces mots : « Elle dit… », promesse de nouvelles nuits à venir.
Ceci nous renseigne où se situe le conteur. Il est celui qui accompagne. Tel Schahrazade comblant par ses histoires les nuits blanches du sultan, le conteur remplace le silence par sa voix, le noir de la nuit par les visions d’un monde imaginaire. La matière même du conte, c’est sa répétition. D’où sa brièveté et aussi sa forme, ses formules consacrées (« Il était une fois… ») qui autorise son immédiate identification. Ainsi il ne faudra pas se surprendre si le conte a tendance à s’organiser autour d’une rencontre, d’une confrontation. Ce faisant, il place l’auditeur dans un cadre familier, le seul souvent qu’il possède dans un univers dont les lois physiques lui échappent. Cette rencontre peut être bénéfique ou maléfique. Dans le fond, son issue a peu d’importance. Parfois le loup mangera le petit chaperon rouge, parfois le petit chaperon rouge mangera le loup. Ce genre de renversement, le conte non seulement le permet, il l’exige. En se répétant, il doit éviter la redite, de ressasser les mêmes vieilles conclusions. Plus profondément, il nous révèle ce dont nous nous doutions tous : le petit chaperon rouge et le grand méchant loup sont bel et bien la même personne. Mais ce n’est qu’une des caractéristiques du conte de mettre en scène une innocence totale face à une sauvagerie quasi animale.
En ce sens les vingt contes réunis dans L’Envoleur de chevaux sont exemplaires. Ces textes, qui couvrent pour Marie José Thériault la période 1979-1986, ont pour la plupart été publiés dans des revues tel XYZ, imagine…, La Nouvelle Barre du jour. Leur ton est très varié, glissant avec aisance du poétique au merveilleux, jouant autant sur l’humour que sur le pathétique. Surtout il est intéressant de noter une évolution dans l’écriture de l’auteure. Le recueil se divise en trois parties. La première, qu’on pourrait qualifier de « poétique », contient des contes de la période 82-86. La deuxième relève de la période 80-81 et réunit des « contes cruels » au ton plus glacé, plus sarcastique. Et de fait, si l’on compare ces deux sections, on constatera que la première a souvent pour décor le matin, l’été, alors que pour la deuxième il s’agit de la nuit, de l’hiver. Représentatif de cette dernière période est le conte intitulé « Lucrèce ». Une femme, Lucrèce, a décidé par sa seule volonté d’immobiliser tout ce qui l’entoure, objets et serviteurs, dans une prison de glace jusqu’à ce que, victorieuse, elle se laisse « lentement envahir par le froid ». Dans « La Gare », récit qui ouvre le recueil, la conclusion nous échappe : « Ce train qui n’était pas arrivé, quand il viendrait – s’il venait – elle ne savait plus très bien si ce serait pour le ramener, lui, ou l’emporter, elle. » Le flou qui entoure lieux, personnages, l’incapacité de préciser exactement leurs actions (« Il est possible qu’ils parlèrent, encore plus probable qu’ils ne dirent rien quand il l’eut rejointe. »), confère à ce récit une atmosphère fortement onirique en contraste avec celle plus étouffante de « Lucrèce »
C’est dans la troisième partie du recueil qu’on trouvera les textes les plus récents (1985-1986 sauf un qui date de 1980) : des histoires fantastiques, un conte parodique, « Le Manuscrit de Dieu » où, avec un humour féroce, Marie José Thériault nous livre sa version combinée de la Génèse et de l’Apocalypse et, surtout, deux contes merveilleux.
Dans ce registre, l’auteure réussit à combiner une écriture très poétique à un imaginaire tourmenté, éléments que dissociaient les deux premières parties du livre. Dans « L’Envoleur de chevaux » on reconnaît le même flou onirique que dans « La Gare » (« … cette ville qui n’était ni Bagdad ni Bassora ni Samarkand, ni les trois réunies… mais peut-être les trois réunies, on ne sait au juste… »), ainsi que cette volonté individuelle, celle de l’envoleur qui réussit, non pas à immobiliser tout ce qui l’entoure comme dans « Lucrèce », mais à faire disparaître les habitants d’une cité. Ici tout coule avec aisance jusqu’à cette fin, une question posée par une voix enfantine, qui au lieu d’enfermer le conte dans sa conclusion, le laisse ouvert, en attente d’une réponse qui ne peut être que l’amorce d’un nouveau conte.
Derrière le conteur, il y a le conte. Schahrazade, elle-même personnage d’un conte. Marie José Thériault écrit : « …un monde infini et enclos comme un tableau, comme une gare. » On pourrait ajouter : comme un conte.
Michel LAMONTAGNE