Francine Pelletier, Le Temps des migrations (SF)
Ce qui est intolérable pour nous tous (je parle des lecteurs de science-fiction), c’est ce terrible retard du présent sur le futur. Nous avons vu et nous savons. D’une manière indirecte bien sûr. À travers des livres, des films, qui n’ont fait qu’entretenir nos intuitions, notre volonté de voir toujours plus loin. À la base de cette attitude, il y a peut-être une gageure. Celle d’affirmer que, et souvent contre toute évidence, nos rêves ont une base réelle, que les choses qui nous sont aujourd’hui interdites, trouveront leur réalisation demain. Coincés en cette fin du vingtième siècle, le rêve se fait attendre. La science piétine et nous1 avec.
Il y a la technologie. Mais ses produits (micro-ordinateur, table au laser, hologramme…), s’ils nous amusent un temps, ne produisent pas de vertige comme pouvait le faire, à une certaine époque, une série d’équations alignées sur un tableau noir. Au contraire, ils banalisent le futur, reléguant celui-ci au règne des objets usuels qui encombrent le quotidien.
La science-fiction accuse le coup au point de devenir une techno-fiction. Ce qu’elle met en scène depuis quelques années, ce sont des manipulateurs de technologie. De Aliens à Robocop, en passant par Neuromancien, quelqu’un, quelque part, est couplé à une machine.
Le passage est significatif et il importe de l’interroger. On peut trouver à la fois terrible et superbe l’image d’une Sigourney Weaver brandissant des bras mécaniques contre l’intruse, sourire aux exploits d’un cyborg (Peter Weller) plus imperturbable qu’un vrai héros. La question se pose : qui affronte quoi ? Entre humain et machine, bonne et mauvaise science, les frontières s’estompent.
Près de nous, on découvre des tendances identiques dans le nouveau recueil de Francine Pelletier, Le Temps des migrations. Ainsi, les personnages y sont pour la plupart des ouvriers, techniciens, pilotes. Leur rapport à la technologie semble à première vue simple : ce sont des utilisateurs. Artistes, ils restent tributaires de claviers leur permettant de modeler et projeter des décors en trois dimensions.
Pourtant, « La Migratrice » nouvelle ouvrant le livre, laisserait penser que les liens sont plus étroits entre humain et machine. Dans une capsule minuscule, une femme voyage à travers l’espace. Avec elle, son « fils », un foetus vivant dans une auto-matrice indépendante.
L’étrangeté de cette situation est double pour le lecteur. D’abord dans cette grossesse inusitée, ensuite dans l’attitude de cette personne se proclamant mère à part entière. On peut argumenter quelle demeure une « utilisatrice », se bornant à emprunter un appareil afin de reproduire une fonction biologique.
Par un curieux déplacement, une différence subsiste, annoncée par le terme générique de migratrice. Elle est « autre », le texte nous l’apprend, par son désir de quitter la Terre pour une colonie sur Ganymède, l’immigration étant interdite par le contexte socio-politique de l’époque.
Ici et dans les nouvelles qui suivront, le jeu de la différence réside dans l’oeil de celui qui regarde, dans sa capacité à se rallier ou à rejeter le projet de son vis-à-vis. La marque qui engendre l’exclusion, c’est le regard qui la projette sur l’autre. Il ne s’agit pas d’une coupure dramatique conditionnée par une nature, une mentalité étrangère ou incompatible avec la nôtre.
La technologie n’engendre plus de monstre. Où elle marginalise certains individus, c’est en leur fournissant des aptitudes ou talents que ne maîtrise pas la majorité. Son rôle en est d’autant restreint. Elle ne fait qu’ajouter à ce qui existe déjà. C’est dans cet élément additionné que réside l’essence du rapport technologique ou du moins comment il s’impose à nos yeux aujourd’hui. La technologie aura donc tendance à se confondre avec l’humain, à n’être perçue que dans son « contact », sa manipulation par ceux qui l’utilisent.
Dans Le Temps des migrations, sa présence se fait sentir partout mais d’une manière diffuse. Elle peut servir d’arrière fond à un drame provoqué par une grossesse imprévue (« Là-bas, la mer ») ou à une liaison amoureuse (« Ceux qui restent »). Jouer une action plus directe dans « Les Merles rouges » et « La Petite Fille du silence » où il est question d’expériences génétiques. Jamais la technologie n’est perçue comme cause fondamentale de ce qui se produit.
Ceci est particulièrement sensible dans « La Petite Fille du silence » où sont confrontés deux points de vue. Pour Mani, Joena est différente. Mais cette différence s’exprime autant par les talents artistiques de la jeune fille que par ses dons télépathiques. Pour les autorités, au contraire, Joena ne représente qu’une menace à détruire. Lorsque Mani se retrouvera isolé avec d’autres vieillards dans un hospice, la distance entre lui et Joena sera abolie. Ils se seront rejoints dans leur exclusion commune par une société qui les perçoit comme « autres ».
Chez Francine Pelletier, la différence ne constitue pas une chose immuable, inscrite par exemple dans les gênes de Joena. Avec beaucoup d’habileté, elle nous prouve qu’elle n’est finalement qu’une mince ligne blanche. La franchir, volontairement ou non, c’est passer de « l’autre côté ». Dans cet état d’esprit, la technologie devient ambivalente. Elle peut être autant source de capacités nouvelles que de rejet.
L’univers décrit par Le Temps des migrations est un lieu fermé. L’exploration spatiale n’a pas ouvert l’espace à l’humanité. Elle a seulement réussi à l’enfermer dans un monde bureaucratique symbolisé par Asterman, station orbitale où se concentre la domination politique et culturelle. Le rêve d’un ailleurs idéal persiste mais il ne se confond pas avec une nostalgie du passé de la Terre. L’originalité du livre est de nous montrer que le retour n’est plus possible. Malgré son ambivalence, le lien entre l’homme et la machine est devenu trop fort.
A la limite, l’inconnu, débarrassé de toutes connotations technologiques, devient rassurant. Dans « La Maison qui dormait » sans conteste la meilleure nouvelle du recueil, nous assistons à la rencontre d’une jeune fille et d’un extra-terrestre. Ce dernier emprunte des formes diverses qu’il sélectionne selon les attentes des gens autour de lui. Son pouvoir donne l’impression de tenir plus de la magie que d’une science hautement spécialisée. Lorsqu’il invite la jeune fille à le rejoindre dans le Rien, il faut y comprendre un lieu neuf, vidé d’un présent insatisfaisant.
Avec Le Temps des migrations, Francine Pelletier a très bien su décrire un monde où domine le savoir technologique, source de différences qui restent encore à évaluer. En ce sens elle appartient à une nouvelle génération d’écrivains de science-fiction avec qui il faudra compter de plus en plus pour répondre à la question : qui affronte quoi ?
Michel LAMONTAGNE
Notes
1. À quand une enquête dans Solaris afin de dresser le portrait du fan ? Son extraordinaire boulimie de lire, sa manie de collectionner frisant le fétichisme, ses tendances à multiplier les voies de communication par des congrès et fanzines, à quoi correspondent ces traits ? Le désir de créer un monde clos reproduisant son imaginaire ? Les symptômes d’une mentalité nouvelle ou la perméabilité de certains individus aux idées scientifiques, allant jusqu’à l’obsession.