Suzanne Paradis, Un portrait de Jeanne Joron (Fa)
Suzanne Paradis
Un portrait de Jeanne Joron
Montréal, Guérin littérature, 1987, 239 p.
Je redresserai la violence du monde le désastre d’ailes qui vous ont défiguré.
Suzanne Paradis, Les Masques
Depuis le film de Wim Wenders, Les Ailes du désir, nous savons que les anges sont parmi nous. Puissance occulte, ils nous observent sans que nous nous doutions un seul instant de leur présence. Avec Un portrait de Jeanne Joron, Suzanne Paradis a tenté de brosser le portrait d’un ange. Le problème qui se pose alors est le suivant : pour celui qui voit l’invisible, comment traduire en mots une expérience qui relève avant tout des sens ? La réponse de Suzanne Paradis est indéniablement celle d’une poète.
Un portrait de Jeanne Joron n’est pas un livre facile. Il a été publié une première fois en 1977 et rapidement catalogué par la critique dans le genre Fantastique. Aujourd’hui l’oeuvre nous revient dans une version remaniée mais avec une autre étiquette : « …un récit à un cheveu de la science-fiction… », dixit la présentation du livre. Le flottement est significatif. Ce qui est circonscrit, c’est le domaine de l’imaginaire, « l’autre monde », futur où on procède à une exploitation systématique d’un thème familier de la SF, celui de l’être marqué par une différence (mentale et/ou physique) qui le coupe de son entourage. L’ambiguïté subsiste pourtant. À cause de la forme utilisée par l’auteure : espèce de discours double, alternant entre le « il » et le « je », instances différentes mais recouvrant étrangement le même point de vue. À cause du parti-pris réaliste des narrateurs : « Je sais que mon récit peut être confondu avec le rêve mais qu’on s’en garde : j’ai raconté déjà ailleurs des légendes et des contes fantastiques mais je maintiens mes dires quant aux événements des Écarts. » (p. 126)
Il ne faut donc pas chercher dans le livre de Suzanne Paradis un « autre côté du miroir ». Il n’y a qu’une seule réalité que se disputent des paroles différentes. Ce conflit est le moteur du récit de la même façon qu’il l’organise. Si on peut parler de portrait, ce n’est pas en terme d’une image calquant l’apparence d’un individu. En fait il y a une multitude de portraits de Jeanne Joron, vagues, contradictoires, revendiqués par chacun des personnages. Ce qu’ils ont tous en commun, c’est la présence indéfectible de Jeanne Joron, comme si le moindre événement (la pluie qui tombe, le temps qui s’arrête…) relevait mystérieusement de sa personne. Avec ce nom, le monde est révélé, une hiérarchie de l’univers établie, opération qui n’est pas sans rappeler le travail du poète avec les mots.
La matérialité du langage, son pouvoir direct sur les choses, est au centre du livre de Suzanne Paradis. Ainsi, une fois énoncée la promesse du mariage d’Amélie Fable à Lascot, rien ne pourra empêcher sa réalisation. À partir de ce point, le récit ne sera que le décodage des signes qui en servent d’annonce. D’abord dans l’enfance d’Amélie Fable où s’affiche le fait qu’elle est différente des autres, qu’elle seule peut voir les pouvoirs de Jeanne Joron à l’œuvre. Ensuite dans un présent où s’accumulent les incidents, rencontres imprévues, grains de sable qui vont inévitablement bloquer les intentions de Jules Jacquet d’épouser Amélie à la place de Lascot.
On retrouve dans Un portrait de Jeanne Joron une notion empruntée à la fantasy celle du « prix à payer ». Pour être l’amie de Jeanne Joron, Amélie doit désobéir à sa tante. Petit à petit, elle pose une série de gestes qui sont autant d’interdits transgressés. De la même manière en refusant de se marier à Jules Jacquet, elle s’oppose à la volonté familiale, au courant social qui l’entraîne malgré elle à une union quelle ne désire pas. Le prix à payer, c’est évidemment la marginalité mais aussi autre chose. Dans la première version du roman, il s’agissait de la folie : Amélie Fable, enfermée dans ses déclarations, tissu verbal où se perdent les certitudes du lecteur : elle mourra, nous dit-on, dans un asile psychiatrique. Aujourd’hui, Suzanne Paradis choisit une autre fin : Amélie rejoint le monde de Lascot pour y vivre définitivement : « Tel était mon destin : être des leurs à jamais, aveuglément, mais libre. Libre pourquoi ? » (p. 237) Rencontre inattendue, celle de la liberté qui laisse Amélie encore plus isolée, plus face à elle-même.
Comme dans le film de Wenders, Un portrait de Jeanne Joron est le récit d’un amour entre deux êtres issus d’univers différents. Dans les deux cas, il sera question d’un choix, d’abandonner un type d’existence afin de rejoindre l’aimé. Ce qui distingue le livre de Suzanne Paradis, c’est que le passage s’effectue du monde des mortels à celui des immortels. Il faut sans doute y lire un parti-pris contre un certain type de regard, incapable de cerner l’invisible, une revendication du pouvoir de l’individu à s’évader des pièges tendus par une vision trop étroite du réel.
Suzanne Paradis a déjà affirmé dans une entrevue : « …je ne relis jamais mes livres. Une fois écrit, chaque livre retourne au noir. Pour faire place au prochain, qui devra être « le premier ». » [Le Devoir, 23 février 1980, p. 23] Ce retour à une œuvre ancienne fait peut-être figure d’exception mais rien ne nous empêche de considérer ces deux versions comme des livres différents, autonomes. Le premier, parlant d’une Jeanne Joron plus sombre, plus lointaine, au ton prophétique et menaçant. Le deuxième, axé sur Amélie Fable, ses interrogations, sa quête de la lumière. Images différentes mais identiques.
Michel LAMONTAGNE