Jean-Marc Gouanvic (dir.), Dérives 5 (Hy)
Jean-Marc Gouanvic (anth.)
Dérives 5
Montréal, Logiques, 1988, 214 p.
Attendu impatiemment, Dérives 5 est le premier ouvrage de la collection « Autres mers, autres mondes » dirigée par Jean-Marc Gouanvic. Au départ, pas de surprise. Des auteurs connus (Rochon, Pettigrew, Somcynsky) ainsi que des représentants de la francophonie hors-Québec (Warfa, Perrot-Bishop), formule que Jean-Marc Gouanvic avait déjà mise à l’épreuve avec la série des Espaces Imaginaires. Quant aux textes eux-mêmes, ils peuvent aller de la satire politique (« Le Procès Chronos » de Somcynsky) au récit onirique (« Spirales de l’amour mémoire » de Annick Perrot-Bishop).
Parfois, un recueil comprenant des auteurs différents arrive à trouver un ton commun, une unité a posteriori. Ici, elle semble plus difficile à cerner. La seule qui parvienne à s’imposer, est celle du pouvoir social et de sa perversion. Ceci est particulièrement sensible dans le texte d’Esther Rochon, « Devenir vivante ». Sur un astéroïde réservé aux retraités et rentiers s’organisent des rapports étranges entre les occupants. D’ordre essentiellement sado-masochiste, ces liens peuvent entraîner soit la mort, soit une métamorphose chez la victime. L’ambiguïté de la relation nous est révélée par le désir de certains de se soumettre de plein gré à la torture. Tout aussi ambivalent est le lien de l’héroïne avec l’objet de sa quête. Si elle doit retrouver le prince Rel (le pouvoir conserve ses titres), elle n’y parviendra que par sa propre soumission aux codes (une morsure sur l’épaule) régissant la relation sadomasochiste. En ce sens la nouvelle d’Esther Rochon est très sadienne. Un observateur « impartial » décrit froidement des débordements (psychologiques mais finalement sexuels) auxquels il est intimement mêlé. La distance entre celui qui voit et qui est vu, est en même temps le miroir et la page où s’inscrit la loi sado-masochiste. Le texte se termine sur une promesse qui peut tout aussi bien être une menace : « Les souvenirs de tourments infligés ou observés, de la mesquinerie poussiéreuse d’un autre monde, s’estompaient comme des roulements d’orage. Dans ce renouvellement, tout demeurait possible. »
Avec ce « tout demeure possible » est révélé la véritable perversion du pouvoir : la liberté, idée que rend à merveille la nouvelle de Jean Pettigrew, « Biographie sommaire d’un émetteur-récepteur ». Lentement, les textes qui nous parviennent de Jean Pettigrew dressent le portrait de l’écrivain. De lui, on aurait envie de dire que son univers appartient à l’enfance ou plutôt à cette période où l’enfant passe d’un monde imaginaire imposé à un autre plus actif, où il fabrique ses propres histoires, invente ses hiérarchies secrètes. Chez Pettigrew, le geste fondateur de cette entreprise c’est le regard qui monte jusqu’aux étoiles afin d’interroger. Dans « L’Entrée en la demeure » (parue dans L’ASFFQ), il s’agit de ce point de lumière mystérieux découvert sur la Lune par le narrateur, dans « La Biographie sommaire d’un émetteur-récepteur », de la F.L.E.C.H.E., monument étrange et gigantesque planté en plein milieu du désert du Nevada et qui se dresse à l’infini vers l’espace.
Pour l’enfant, c’est aussi l’époque des projets fous, des idées biscornues. Il suffit de penser aux trouvailles saugrenues, bricolages faramineux qu’invariablement mettent en œuvre les personnages créés par Jean Pettigrew. Surtout, il s’agit d’une période de transgression où l’imaginaire sert à tester les limites du monde adulte. En apparence, la « Biographie sommaire d’un émetteur-récepteur » est l’opposition entre deux pouvoirs : celui des États-Unis et d’une civilisation extraterrestre. En réalité, il n’y a qu’un seul pouvoir présent, celui d’un individu tirant toutes les ficelles dans l’ombre. Que cette liberté totale soit le produit d’un mensonge est significatif : elle confirme la position de l’individu face au pouvoir social et la nécessité de briser la loi pour s’en évader.
Moins heureux est la fable politique de Jean-François Somcynsky. Dans « Le Procès de Chronos », il est question d’Histoire, d’identité et du rôle qu’y joue le fanatisme. La satire, pour être efficace, doit être sans pitié, attaquer autant celui qui parle que ses victimes. Sinon elle n’est que le regard hautain jeté par une personne sur la masse humaine. En affirmant que l’histoire n’a aucun sens et en se déclarant aussitôt chronosophe (philosophe), la juge du « Procès Chronos » se contente de tirer son épingle du jeu. Si le pouvoir peut nous sembler absurde, il n’en demeure pas moins omniprésent, envahissant, au point de forcer certains individus à des exils intérieurs comme le montrent les nouvelles d’Annick Perrot-Bishop et Dominique Warfa.
Une fois débarrassée de sa quincaillerie cyberpunk, « Plongée profonde » de Dominique Warfa se révèle un texte à la 1984. Comme dans le roman d’Orwell, l’univers totalitaire efface toutes différences entre les individus, gommant en particulier les notions de races et d’origine. Les retrouver, c’est découvrir un monde qui exclut l’autre et une liberté que symbolise le mythe de l’indien. La folie peut nous apparaître alors comme un ghetto, la condamnation rétroactive de celui qui a osé se révolter. Il faut plutôt la saisir dans ce qu’elle implique de pouvoir personnel. À travers le rituel de l’indien, le héros peut lire le monde, agir sur lui, Dominique Warfa donnant ainsi une dimension très intéressante à l’identité culturelle, trop souvent ramenée à de vagues images folkloriques.
« Spirales le l’amour mémoire », comme la plupart des nouvelles d’Annick Perrot-Bishop, joue sur une symbolique fortement onirique, monde crépusculaire où se déplacent des ombres vivantes. Comme dans « John Crow » (Solaris 72), le déclic se produit au moment du réveil qu’il faut interpréter psychanalytiquement comme son inverse : la plongée dans le sommeil. Toujours comme dans « John Crow », la rencontre de l’autre est le signal d’une rupture, l’effritement progressif d’une personnalité qui n’arrive plus à se retrouver dans le monde qui l’entoure. La direction à prendre s’impose d’elle-même : « Au son de cette voix, mon œil pivote vers l’intérieur et sa face cachée, ténébreuse, apparaît sur mon front… nous sommes seuls dans cet univers. »
Avec Dérives 5, Jean-Marc Gouanvic a voulu jouer gagnant, les nouvelles d’Esther Rochon et de Jean Pettigrew valant à elles seules le volume. Par contre, on peut être déçu du manque d’audace de l’éditeur qui s’est contenté de reprendre la formule des Espaces Imaginaires. Il faudra attendre les prochaines publications des éditions Logiques pour savoir si elles deviendront vraiment « le nouveau lieu de ralliement de la Science-fiction québécoise » comme elles le promettent.
Michel LAMONTAGNE