Marc Sévigny, Vertige chez les anges (Hy)
Marc Sévigny
Vertige chez les anges
Montréal, VLB, 1988, 154 p.
Vertige chez les anges de Marc Sévigny est tout simplement un des meilleurs recueils de nouvelles à paraître au Québec depuis longtemps. Chez Sévigny, il y a un goût pour les situations limites, les outrances d’un décor largement emprunté à la SF ou au fantastique traditionnel (le monde post-catastrophe, le récit de fantôme par exemple). Par contre, l’étrangeté qui en découle n’est pas inquiétante. Elle demeure implicite, faisant partie d’un spectacle continuel où le participant ne retrouve sa place qu’à la tombée du rideau, moment qui réaffirme son rôle passif de spectateur.
Ainsi on pense à cette femme perdue avec sa voiture dans les dédales d’un parking souterrain, « Paradise underground » première nouvelle du livre. Il n’y aura ni tragédie, ni fin absurde. Entre le climat de peur et les questions pressantes soulevées par l’héroïne, ne se glissera qu’une attente : la confirmation de ce qu’elle croit savoir. Elle pense : « Le paradis sous terre, somme toute, est un piège à touristes. À la sortie, ils vont sans doute lui facturer la nuit. N’est-ce pas un hôtel pour voitures ? » Le lieu est donc identifié, sa fonction établie. Mais il existe surtout par ses frontières, ses murs et ses portes qui en réglementent les entrées et sorties. Celui ou celle qui l’habite, doit se soumettre aux lois du lieu, d’où la passivité face à un univers qui n’arrive qu’à se nommer.
Cette passivité du sujet, on la retrouve aussi dans des œuvres comme L’Araignée du silence de Louis Jolicœur ou Ni lieu ni l’heure de Gilles Pellerin. On peut tenter d’y voir l’influence du cinéma sur notre façon de lire et écrire un texte, une façon d’intégrer à la littérature les modalités de l’expérience cinématographique. On peut aussi y déceler une caractéristique de notre époque : la dictature de l’image visuelle, image isolée, répétitive dépourvue de trame, d’histoire et donc génératrice de vide. Ce vide est « palpé » dans les titres de ces auteurs où l’absence, le manque (…du silence, ni lieu, ni l’heure, vertige….) est annoncé par des images à la fois aériennes et fragiles (araignée, heure, anges), comme si la réalité n’existait que par notre capacité à projeter une attention vacillante sur un monde fuyant, véritable écran de cinéma.
« De victime, je deviens spectateur éberlué. » écrit Marc Sévigny dans la nouvelle intitulé « Les Chiens ». Le glissement est à souligner. On le retrouve fréquemment dans Vertige chez les anges. Il crée dans ces histoires un mouvement qui ne vise pas, en dernière attente, à retirer le héros de la réalité. Celui-ci s’y trouve de toute façon trop intimement lié (le mot « victime »). Il n’y aura donc pas d’effet de « rupture » comme le fantastique produit habituellement. Le passage d’acteur à spectateur ne sert qu’à nommer le réel, à lui attribuer une fonction où chaque chose et chaque actant retrouvent sa place.
Parfois le glissement portera sur une notion de lieu (« Vue partielle de l’enfer »), d’identité (« Avis de décès ») ou sur un objet (« Coup de dé »). Dans chaque cas, il confronte le héros à un vide où subsiste contre toute attente quelque chose, une image (la sienne, celle d’un autre individu ou, purement et simplement, un paysage). Il ne faut pas se surprendre si Marc Sévigny a placé son œuvre sous les auspices d’un film, Orphée de Jean Cocteau, dont il cite en exergue à plusieurs reprises des extraits du dialogue. Les nouvelles de Vertige chez les anges sont elles aussi le récit d’un voyage vers un autre monde, la mort, les enfers, lieu ou zone qui ne semblent qu’exister qu’en tant que limite, au-delà claquemuré où l’infini se perd, où le noir porte un nom et un visage.
L’immense mérite de Marc Sévigny, c’est d’avoir su conserver à travers ses nouvelles, une denrée trop rare dans la SFQ : l’aventure. Le terme a malheureusement tendance à évoquer l’action pour l’action, le déchaînement prévisible d’une violence avant tout spectaculaire. Chez Sévigny, l’aventure n’est pas vraiment le moteur de l’histoire. Elle est créatrice de climat, d’un sentiment de danger. Bien sûr, elle reprend l’archétype de l’homme seul, de celui qui occupe un espace interdit mais elle ne véhicule pas de valeurs qu’on pourrait qualifier d’héroïques. Elle peut sembler à première vue un leurre, un moyen qu’a choisi l’écrivain pour capter notre attention. En réalité, l’aventure est source d’ambivalence chez le spectateur (et aussi le lecteur) puisqu’elle le place face à ce paradoxe d’être physiquement passif et en même temps impliqué émotivement dans ce qui se déroule devant lui. De ce tiraillement entre deux états contradictoires naît la fascination, plaisir secret et inavouable que semblent partager tous les personnages du livre.
Vertige chez les anges est un premier recueil de nouvelles pour Marc Sévigny. Auparavant l’auteur avait publié dans plusieurs revues tel imagine…, XYZ et Solaris (deux nouvelles, reprises ici, ont déjà parues dans Solaris : « Avis de décès » et « Coup de dé »). S’il existe un renouveau de la nouvelle au Québec, des œuvres comme celles de Marc Sévigny, Gilles Pellerin et Louis Jolicœur le démontrent amplement. Par contre tout un travail reste à faire au niveau de la critique pour en déterminer la modernité, en quoi elles parlent de nous aujourd’hui.
Michel LAMONTAGNE