Anne Dandurand, L’Assassin de l’intérieur et Diables d’espoir (Fa)
Anne Dandurand
L’Assassin de l’intérieur/Diables d’espoir
Montréal, XYZ (L’Ère nouvelle), 1988, 64 et 62 pages respectivement.
En quelques lignes à peine, Anne Dandurand évoque pour nous l’atmosphère étouffante de la solitude dans les grandes villes et donne corps à ce « cauchemar urbain » si présent dans l’imaginaire populaire de notre époque. Les rues froides et enneigées, les nuits sombres et violentes. Elle nous révèle, dès la seconde phrase du recueil, le climat lourd et angoissant qui empreint son écriture et ses personnages. « Un vrai temps de suicide » écrit la narratrice de la nouvelle « L’Assassin de l’intérieur », donnant le ton aux textes qui suivent. Marqués par la fatalité et le désespoir, les êtres décrits par Anne Dandurand ne font plus qu’exister, respirant avec peine l’air qui les entoure et les asphyxie. À la fois en fuite de leurs semblables et à la recherche de leur compagnie, ils errent sans véritable but dans un monde qui les a oubliés. En fait, Anne Dandurand raconte l’histoire de ces gens, simples passants ignorés de tous, en proie à des désirs à jamais insatisfaits, à des rêves inavoués, qui s’effacent un peu plus chaque jour, pour se fondre enfin tout à fait dans la masse anonyme des visages et des voix qui composent notre société moderne. Ce que nous confie ici Anne Dandurand, c’est la fragilité de l’âme dans un monde qui l’assaille incessamment, c’est la proximité chez l’être humain du désespoir et de la folie. L’Assassin de l’intérieur en est non seulement la preuve, mais également la démonstration éclatante.
La nouvelle-titre témoigne de ce déséquilibre, de cette recherche d’un état de grâce que l’on veut à tout prix retrouver, ou alors découvrir pour la première fois. Forte d’un onirisme parfois violent, l’écriture d’Anne Dandurand trace de façon cinglante le portrait d’une vie ratée, gaspillée à attendre cette révélation d’un destin particulier. « L’Assassin de l’intérieur » nous révèle une femme désemparée, inconnue de tous y compris d’elle-même, abandonnée aux pulsions de la ville qui battent tout autour d’elle. Captive de son existence morne et ennuyeuse, elle bascule peu à peu dans un cauchemar éveillé, où la terreur remplace la banalité, et où l’appréhension de la nuit se substitue à la plus simple tristesse du jour. La lente scission du conscient et de l’inconscient, cet écoulement progressif vers le rêve, confère au texte une saveur fantastique dont l’horreur surréelle ne cessera d’aller en grandissant, jusqu’à la conclusion qui, bien que prévisible, n’en demeure pas moins d’une efficacité saisissante.
« L’Ex au max » à son tour, prolonge le cauchemar en créant un climat lourd de tension, où se croisent et s’entrechoquent de façon terrifiante violence et sexualité. Empreinte de cette sensibilité malsaine qui caractérise le recueil tout entier, la nouvelle raconte avec fatalité l’histoire d’un amour perverti par l’amertume et la solitude, et sa lente transformation en folie vengeresse. La moiteur de l’air et la pesanteur de l’atmosphère urbaine dans laquelle baigne le récit, contribuent à renforcer le sentiment de claustrophobie qui se dégage de ces pages, et ne sont pas sans rappeler certaines scènes du film américain Liaison fatale. Avec Christophe et Nina, Anne Dandurand évoque de façon troublante cette difficulté d’aimer et ce malaise sexuel que l’on retrouve chez la plupart de ses personnages, le rêve et la folie en constituant la seule porte de sortie.
Les éditions XYZ nous proposent ce livre en format tête-bêche, ce qui en pratique signifie l’existence de deux recueils en un. Ce second ensemble de textes, intitulé Diables d’espoir, reprend certains éléments de L’Assassin de l’intérieur, tels les poupées, les chats et mêmes quelques lieux et noms de personnages déjà rencontrés auparavant Cette parenté thématique, également présente au niveau du style employé, contribue à renforcer la cohésion interne du livre, qui se transforme alors en un cauchemar unique, aux multiples reflets. D’entrée de jeu, cependant certaines distinctions mineures apparaissent. Ainsi, là où le sentiment amoureux menait irrémédiablement à la violence dans L’Assassin, il se contente ici d’exprimer les désirs et les fantasmes des divers individus qui en font l’expérience. Dès le début, « Victime des pénombres où les sens rencontrent le cœur » signale un changement de ton. Délaissant les accessoires habituels de l’imaginaire de l’auteur, la nouvelle adopte plutôt une approche intimiste de la relation amoureuse, malheureusement gâchée par l’érotisme à outrance qui, de séduisant au départ, devient vite lassant à cause de l’usage répétitif et excessif qui en est fait. Un court texte reprendra d’ailleurs par la suite essentiellement le même thème, mais avec nettement plus de brio.
En effet, « Psyché d’ici » tout comme l’amusant « Rose-fée ? » qui lui succède, révèle avec finesse et subtilité l’ironie qui sous-tend l’univers d’Anne Dandurand. Empreints d’une mélancolie douce-amère, ces deux contes modernes soulignent avec fantaisie et parfois même humour l’égarement de leurs personnages dans des mondes intérieurs où les rêves deviennent réalité, et où les contraintes de la société contemporaine ne peuvent plus les rejoindre.
Enfin, seule véritable réussite de Diables d’espoir, la longue nouvelle fantastique « Aléa » lente descente aux enfers, rappelle par moments l’atmosphère horifique et onirique du roman Héloïse d’Anne Hébert. Traversé de forts courants surréalistes, le récit s’articule autour d’une femme mystérieuse et apparemment immortelle qui se nomme Aléa. Fascinant exercice où la sexualité, toujours présente chez Anne Dandurand, mène à cette « quatrième dimension » de l’esprit où règne l’inattendu, « Aléa » est à mon avis le texte le plus achevé de l’auteure, ce qui n’est pas peu dire, vu la qualité de la sélection offerte. Symbole de toutes ces femmes que nous décrit Anne Dandurand, fortes et pourtant blessées à jamais par la froideur d’un destin implacable. Aléa demeure insaisissable et, lorsqu’elle dit au narrateur « Si je te touche, je te glace » (p. 46), nous reconnaissons à ces paroles Adrienne, Nina et toutes ces autres, pour qui les hommes ne font que passer dans leur histoire, souvenirs fugaces ou passions lancinantes avec qui s’éloignent la vie et la joie. Un pur ravissement, et l’un des meilleurs recueils québécois depuis longtemps. À lire absolument.
Jean-Philippe GERVAIS