Négovan Rajic, Service Pénitentiaire National (Hy)
Négovan Rajic
Service Pénitentiaire National
Québec, du Beffroi, 1988, 157 p.
Où se situe la frontière entre le réalisme et le fantastique ? Ce n’est bien souvent qu’une question d’atmosphère, un point d’interrogation qui ponctue la conclusion d’une intrigue. Les nouvelles de Négovan Rajic ne sont certes pas des textes à idées, mais le lecteur s’y trouve plongé dans une atmosphère de doute, d’interrogation, et ce même dans les textes les plus réalistes. J’en donne pour exemple « La Gitane » : jamais l’auteur ne nous laisse croire que la vieille femme possède réellement un don ; il s’agit plutôt de réflexions sur le métier d’écrivain, sur la course à la gloire, mais quelle atmosphère ! De même pour « Les Treize » qui relate un acte de guerre mais sur un ton si bizarre qu’il crée un effet fantastique.
Dans l’ensemble du recueil, la narration pourrait être qualifiée d’« impressionniste » : le plus souvent à la première personne, le narrateur évoque avec romantisme des événements – mais surtout l’impression née de ces événements. Le style archaïque prend une tournure tout à fait XIXe avec l’élision du nom de certains personnages (« mon ami M. » p. 72) et rappelle même parfois E. A. Poe. Dans « Un cas d’ubiquité » les personnages voyagent en diligence, mode de transport antique s’il en est et logent dans une « hostellerie » (p. 89) ; ils se rendent dans une curieuse brasserie dont les clients semblent se dédoubler. L’explication rationnelle donnée à la fin ne parvient pas à troubler l’atmosphère embrumée de cette nouvelle.
Les autres textes fantastiques du recueil n’ont pas tous cette qualité mais on y trouve un certain humour pince-sans-rire, comme dans « Les Dessous d’un fait divers » où un mort nous écrit d’outretombe (ou bien d’outre-trappe) pour nous raconter comment il s’est plongé dans une situation pour le moins embêtante, c’est-à-dire comment il a trouvé la mort en tentant de se débarrasser d’un conférencier ennuyeux. Il oublie cependant de préciser de quelle façon son récit parvient jusqu’au lecteur.
Dans « Le Puits », Rajic illustre de belle manière le cliché « tomber dans un puits de désespoir » ; de toute éternité, le narrateur survit au fond de son puits, visité parfois par un personnage qui lui est vaguement familier. Ici comme dans de nombreux autres textes de Rajic, on perçoit un « deuxième degré » sous la phrase, un sens symbolique qui pourtant nous échappe, comme s’il nous manquait une référence essentielle. Cet effet d’hermétisme, peut-être dû à la culture européenne de l’est de Rajic, nuit à plusieurs de ces textes, dont « Une soirée commémorative » Cette nouvelle met en scène, sans les nommer, des personnages que le lecteur devine inspirés de personnalités politiques qu’il ne peut connaître et donc reconnaître.
Le seul texte du recueil que l’on pourrait qualifier de SF est la nouvelle titre, « Service Pénitentiaire National » : une utopie imaginée par un voyageur dans un train de banlieue. Le ton vengeur est amusant et la narration a des moments originaux, surtout pour la partie rédigée au conditionnel, mais il s’agit plus d’un exercice de la pensée que d’une construction d’univers SF. Mais, en fait, qu’est-ce que la SF, qu’est-ce que le fantastique ? Il faudrait qualifier ce recueil d’œuvre « frontière » frontière dans le sens de vestibule ouvrant sur un univers de sensations, sur un monde hypersensible au fantastique.
Francine PELLETIER