Gaétan Brulotte, Ce qui nous tient (Hy)
Gaétan Brulotte
Ce qui nous tient
Leméac, Ottawa, 1988, 148 p.
Le dessin de couverture nous présente une nature sauvage, infinie et verdoyante, et deux mains géantes, en arrière-plan, reliées entre elles par un aqueduc translucide, émergeant de leurs doigts tendus. On ne voit donc que des mains, mais on sent, plus haut dans le ciel, à l’extérieur de l’image, la présence du créateur de ce paysage. Son œuvre complétée, il ne parvient pas tout à fait à l’abandonner, craignant peut-être qu’on ne l’interprète pas correctement. Ainsi, à cinq reprises dans Ce qui nous tient, l’auteur intervient-il, précisant sa pensée, révélant ses sources d’inspiration, et nous confiant, en quelques mots, l’essentiel des récits qui suivront. D’abord un peu agaçants, à cause de leur ton cabotin ces interludes deviennent plus intéressants, et même parfois fascinants, puisque nous sommes alors témoins du processus de réflexion de l’écrivain, livré à nous sur la page blanche. L’humour léger qui sous-tend ces passages rend la lecture amusante, et, en bout de ligne, ce dialogue entre auteur et lecteur contribue de façon significative au curieux charme de ce court recueil.
D’entrée de jeu, il me faut préciser que la part du fantastique est ici assez mince, quoique de qualité supérieure, et celle de la science-fiction carrément nulle. J’espère cependant que cela n’empêchera pas les amateurs de ces deux genres de goûter aux plaisirs que nous réserve Ce qui nous tient, car la réalité qui y est décrite n’en est pas moins étrange et inquiétante que celle que l’on retrouve dans des livres plus purement « fantastiques ».
Ainsi, des nouvelles comme « La Contravention », « Le Bail » ou « Le Renvoi de Hoper » soulignent à quel point l’existence la plus banale peut soudainement se transformer en un véritable cauchemar, auquel on ne sait plus comment échapper. « Le Renvoi de Hoper » en particulier, illustre bien cette idée, alors que l’on observe ce pauvre Hoper se débattre dans une réalité qui n’a, tout d’un coup, plus rien de familier pour lui. Conférencier représentant les intérêts d’une mystérieuse compagnie, nous le suivrons dans ce voyage insensé où il se perdra, sans jamais comprendre ce qui lui est arrivé. De l’aéroport, où la personne chargée de l’accueillir ne se présentera jamais, à cet hôtel où il prendra la parole devant le mauvais auditoire, il tentera de retrouver son univers, sa réalité, qu’il frôle mais ne parvient plus à atteindre. À la fin, seul et ignoré de tous, Hoper s’abandonne à son obsession, répétant devant une salle vide le discours qu’il a pratiqué toute sa vie.
Cette dérive progressive vers le fantastique des textes de Brulotte rappelle la « Quatrième Dimension » de Rod Serling. Ici aussi, c’est à travers des gestes ou des situations absolument anodines que le fantastique fait son apparition, s’immisçant subtilement et sans bruit dans le quotidien des personnages, prisonniers inconscients d’un rêve absurde et angoissant. Le texte le plus fantastique du recueil, « Les Messagers de l’ascenseur » est un exemple parfait du style et du ton de Brulotte.
Le récit commence avec le retour au foyer du professeur Portali, homme de science. Dans l’ascenseur qui le mène à son appartement, il remarque une note lui indiquant que les nouveaux locataires du cinquième étage organisent une fête chez eux ce soir-là, et qu’ils seront donc plus bruyants que d’habitude, ce pourquoi ils s’en excusent d’avance, soulignant le caractère exceptionnel de cette soirée. Face à cette nouvelle, les habitants de l’immeuble décident tous de sortir en ville, à l’exception de Portali, qui reste chez lui, dans l’espoir inavoué de se voir invité à la fête, au palier supérieur. Mais peu à peu, sa curiosité s’éveille, puisque malgré l’heure qui avance, un silence étouffant persiste dans l’édifice. Il tentera donc de découvrir ce qui se passe vraiment dans l’appartement du cinquième, ce qui l’emmènera à faire des découvertes pour le moins surprenantes… À l’aide d’une écriture précise et nerveuse, baignant dans un climat onirique absolument séduisant, « Les Messagers de l’ascenseur » est du fantastique de tout premier ordre, une nouvelle qui nous plonge dès ses premières lignes dans le mystère et l’angoisse.
« Candy store » qui lui succède, est également une réussite, dont la concision renforce l’efficacité et l’intensité. Histoire d’une vie parfaitement scindée en deux, la nouvelle secoue son lecteur tant est troublant le quotidien qu’y décrit l’auteur. L’atmosphère de malaise qui imprègne le recueil tout entier atteint ici son paroxysme, nous faisant frissonner devant une angoisse aussi grande que celle vécue par le narrateur. Bref et incisif, à mi-chemin de la pure folie, « Candy store » dérange et inquiète, et, surtout, ne s’oublie pas.
À son tour, « Le Rêve de tomates » surprend par la force des émotions qui y sont exprimées. Passionnés et déchirés, ses personnages s’abandonnent aux rares plaisirs d’une vie rude et morne, jusqu’à provoquer l’éclatement de la violence et des sentiments refoulés, oubliés par les protagonistes eux-mêmes. Saisissant exercice de style, « Le Rêve des tomates » est également une surprenante et envoûtante découverte des sens, dont les dernières phrases laissent un goût amer dans la bouche du lecteur.
« Plagiaire », la nouvelle la plus longue et la plus complexe du recueil, reprend les mêmes thèmes de façon moins outrancière, faisant une plus grande place au sentiment amoureux, adoptant une approche plus descriptive. C’est aussi l’occasion pour Gaétan Brulotte d’expérimenter avec différents genres d’écriture, passant du journal intime ou de la correspondance à la simple narration objective, réussissant du même coup à conférer à son texte une saveur cinématographique, en y créant un univers axé avant tout sur l’image. On sent tout à fait la chaleur de la plage, l’infinité de l’océan, la langueur des personnages, relégués au second rang, simples accessoires de la construction imaginaire de l’écrivain. Parfois un peu confuse, cette nouvelle n’en est pas moins séduisante, et si la lecture en est par moment plus ardue, cela n’est dû qu’à son ambition ; l’auteur voulait manifestement en faire la pièce maîtresse du recueil ; il n’a peut-être pas totalement atteint son but, mais le résultat est pleinement satisfaisant, sinon éclatant.
La réussite de Ce qui nous tient est liée à ce refus de se limiter à un seul genre littéraire. Alliant magie et réalisme, Gaétan Brulotte nous fait passer de la fantaisie naïve d’un conte comme « Les Endymions d’eau » au quotidien noir et désespéré des textes déjà cités. Passionné et excessif, ce recueil est un pur régal, et mérite sans conteste que l’on s’y attarde.
Jean-Philippe GERVAIS