Gloria Escomel, Fruit de la passion (Fa)
Gloria Escomel
Fruit de la passion
Laval, Trois, 1988, 169 p.
Ne vous fiez pas au titre, pas plus qu’à la couverture, du reste. Celle-ci arbore un lancinant coucher de soleil sur la mer, digne des plus banales cartes postales, au-dessus duquel on peut lire avec méfiance ce titre pas moins banal, Fruit de la passion. J’avais la méchante impression de soupeser, plutôt qu’un texte fantastique ou de science-fiction, une sorte de roman dérivé de la collection Harlequin. Pourtant le nom de l’auteur ne m’était pas étranger. Gloria Escomel, Uruguayenne d’origine. Québécoise depuis 1967, est journaliste pigiste, a publié déjà des recueils de poèmes et écrit des pièces pour Radio-Canada. Surtout, elle est une mordue de littérature fantastique. Je me suis donc apaisé un peu et j’ai pris ce roman en espérant y découvrir plus qu’un soleil couchant, si passionné fût-il. Les pages défilaient et, voilà, j’ai été tout simplement conquis.
Ce premier roman d’Escomel nous donne à lire un texte fort beau dont l’écriture à elle seule, ciselée et frissonnante d’émotions, saura conquérir un lecteur exigeant en quête de prose poétique. On y raconte certes une histoire d’amour, mais très tôt elle brise les cloisons conventionnelles pour déployer ses ailes aux confins du fantastique et du délire fantasmatique. Ici l’amour n’est jamais que la dernière illusion garante de la vie, l’ultime passion qui peut donner un sens aux choses, au risque d’abolir la mince frontière qui sépare le réel de l’imaginaire. Ici, passion et écriture s’étreignent pour mieux plonger dans les eaux mystérieuses de l’univers onirique, car s’y trouve le fantôme de l’être désiré.
Il y a Maud. Personnage aux contours fugitifs, qui relève à la fois du mirage et de la réalité. Maud éblouit, par sa beauté et l’éclat de son aura, Patrice et Patricia, les jumeaux presque enfants qu’elle fréquente en Uruguay. Mais l’amour qui habite Patrice prend une ampleur telle qu’il suscite une étrange jalousie chez… l’auteure. « C’est moi qui aime Maud » dévoile l’auteur protagoniste. « Et c’est la peur de l’effaroucher qui m’a fait recourir au « il », à Patrice que j’invente à travers ce que j’ai vécu ou voulu vivre. » (pp. 27-28). Aussi, d’un coup de plume, élimine-t-elle ce rival dans l’espoir de gagner l’amour de Maud. Grâce à ce procédé du roman dans le roman, le récit revêt une dimension nouvelle, devient la vertigineuse quête d’un amour égaré dans les limbes du fantasme. Une brèche s’ouvre et la femme inventée, belle comme Vénus, prend chair et s’infiltre dans le réel. Ou peut-être est-ce l’inverse ? Comment s’assurer si ce n’est pas la narratrice qui bascule dans un autre plan, là où l’imaginaire est absolu ? Rien n’est sûr dans cette zone opaque qui confond le rêve et la réalité. Toujours est-il qu’elle goûtera l’odeur de Maud, qu’elle enlacera le corps d’une image qu’elle a fait naître par l’écriture.
« L’écriture nous rend-elle intermédiaires des limbes, jouets de destins inachevés, sculptant des essences sans formes ? » (p. 47). Le roman d’Escomel est une dérive permanente en filigrane de laquelle se profilent d’inquiétantes interrogations que soulève le processus de création littéraire. La narratrice peut à chaque instant être prise au piège des songes qui surgissent de ses mots. En tant qu’elle tisse d’autres vies à même de se mêler à celle de la narratrice, l’écriture ne se confine plus à décrire ou à inventer mais, dans une mystérieuse alchimie, tend finalement à créer la réalité, comme si les mots puisaient leur source dans l’indicible : « épreuves du roman, épreuves si terribles, celles de la réalité » (p. 148).
Tandis que la créatrice et son personnage se livrent à un délire amoureux, à des pirouettes existentielles, Gloria Escomel multiplie les réflexions sur cette chaîne insoupçonnée qui les lie, s’interroge sur ces êtres fictifs « que nous pensons avoir créés alors que, sans eux, nous n’existerions pas, puisque ce sont eux qui nous font progressivement naître » (p. 97). Il y a dans cette intimité entre le mirage et la réalité un mélange de joie et de désespoir qui fait toute la force de la voix qui résonne tout au long de Fruit de la passion.
Le roman plaît aussi pour ses prouesses narratives, ses rebondissements dramatiques parfois alambiqués mais efficaces et pour un style poétique dont la simplicité se plie à une rigueur louable. La beauté de certains passages mérite que l’on fasse le détour.
Alors, de grâce, ne vous fiez pas au titre, ni à la couverture…
Fabien MÉNARD