Jean-François Somain, Vivre en beauté (SF)
Jean-François Somain
Vivre en beauté
Montréal, Logiques/Fictions (Autres mers, autres mondes 4), 1989, 276 p.
À mesurer la production littéraire de Jean-François Somain (alias Somcynsky), il ne fait plus de doute qu’il compte parmi les auteurs de SF les plus prolifiques. Seize livres à ce jour, douze au cours de la dernière décennie. Il demeure que le Somcynsky d’antan a fait peu parler de lui en dehors du « milieu ». Il reste à espérer que le Somain d’aujourd’hui puisse dorénavant jouir d’un plus grand support médiatique.
Son dernier ouvrage s’attache surtout à mettre en scène, en sept nouvelles, des personnages à la recherche d’un mieux-être, dans un monde en manque d’amour et de liberté. On reconnaît là les thèmes de prédilection de l’auteur, dont le récent pseudonyme ne signifie pas pour autant que de nouvelles voies science-fictionnelles seront explorées. Cela dit, Somain réussit à contourner la redondance, tout en conservant une écriture sobre, limpide et en aucune façon déroutante. Elle met le lecteur d’emblée en confiance. Pourtant, elle tisse discrètement des histoires oscillant entre la cruauté et la tendresse, entre l’absurdité, mêlée de naïveté et la lucidité des personnages, qui finissent souvent par dérouter le lecteur, par l’obliger à poser sur la réalité un second regard.
Lisons par exemple l’excellente nouvelle « Dirènon » : La société est sous l’empire d’un ordre administratif, aussi « bienveillant » que coercitif. Il est fondé sur sept principes fondamentaux visant à gouverner la vie sociale, et auxquelles personne n’échappe, pas plus qu’on ne se soustrait aux lois de la gravité. En d’autres termes, la liberté individuelle « est celle d’une bille qui roule le long d’un sillon ». Dire non constitue une insulte aux sept principes et voue le protestataire à l’isolement social. C’est à travers ce monde stalinien en variation que le lecteur suivra le cheminement du héros. Au fil de ses rencontres (celle de Victor, produit parfait du système mais conscient que ce qu’on a fait de lui était « contre sa volonté » et celle de la radieuse Tahana, « rose authentique dans un bouquet de fleurs artificielles »), il constatera l’impasse à laquelle aboutit toute vie humaine privée du choix de son orientation, mais il « acceptera » (le verbe « accepter » s’impose aux hommes comme un leitmotiv) de suivre un « cours de perfectionnement dans la connaissance des sept principes ». On assistera alors à sept séances, sans qu’une seule fois l’on sache en quoi consiste au juste les sept principes, sinon qu’ils sont 1) sept ; 2) axiomatiques ; 3) reliés entre eux ; 4) un système global ; 5) l’origine de tout ; 6) l’aboutissement de tout ; 7) et qu’ils doivent être observés. Le héros et quelques autres seulement traverseront avec succès l’examen, faisant d’eux les futurs gestionnaires de l’ordre établi, en tant qu’ils sont précisément animés d’un mouvement subversif. Ils formeront la prochaine relève pour « tonifier le système ».
À cette nouvelle, Somain aurait pu mettre en exergue le mot de Camus : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non ». En filigrane du récit s’inscrivent le désir étouffé de révolte, l’aspiration idéale à dire non. Confronté à un système idéologique où se mêlent absurdité et intelligence, protection et contrainte, le révolté n’a d’autres issue que de s’insérer dans l’ordre établi pour mieux le déconstruire. Mais c’est précisément cette force subversive que les autorités mettront à contribution pour assurer le prolongement et l’amélioration du système, jusqu’à rendre, peut-être, les sept principes inutiles à l’épanouissement individuel. Parce qu’elle adopte cette perspective, la nouvelle trouble, dérange et conduit à considérer la liberté comme le produit d’une longue édification, comme l’aboutissement d’un parcours malaisé, complexe et contraignant, car « on n’impose pas la liberté : on la rend possible ».
Bien qu’inégal, ce recueil recèle quelques bons moments, d’autant plus que la qualité des textes est proportionnelle à leur longueur. Or la lecture aurait été plus agréable n’eût été les nombreuses coquilles qui échappent à la vigilance de Logiques, ou encore des petites incohérences comme celle où des extraterrestres métalliques qui, précise-t-on, tout en « n’appartenant pas à une espèce émotive, la panique leur était étrangère », « se sont inquiétés » (!?) de la rouille qui les assaille. On peut aussi s’interroger sur la pertinence d’imaginer deux versions de la naissance de l’Homme (« Les Singes de Kala » et « Survivre ») qui entretiennent entre elles un rapport qui se justifie mal. Certes, à maintenir un tel rythme de publication, Somain condamne ses œuvres à bien des variations qualitatives. Une production plus modérée ne saurait que mieux rendre justice au talent de conteur que Somain possède indéniablement.
Fabien MÉNARD