Yves Meynard et Claude J. Pelletier (anth.), Sous des soleils étrangers et Jean-Marc Gouanvic (anth.), C.I.N.Q. (SF)
Yves Meynard et Claude J. Pelletier (anth.)
Sous des soleils étrangers
Montréal, Ianus, 1989.
Jean-Marc Gouanvic (anth.)
C.I.N.Q.
Montréal, Logiques/Fictions (Autres mers, autres mondes 4), 1989.
Une anecdote célèbre de la SF américaine veut qu’en 1940, Cyril Kombluth s’est exclamé avec dépit « Dammit, no one does it the hard way ». Mon interprétation de cette déclaration est qu’aux yeux de Kombluth, les écrivains de SF avaient pour la plupart abandonné les mécanismes littéraires propres à la SF, i.e. une fiction rationnelle développée à partir de bases plausiblement construites sur un ensemble factuel, en général scientifique ou technologique, avec tout ce que cela peut comporter de savants et raisonnables décalages par rapport au factuel historique ou scientifique ; personne ne faisait plus l’effort, selon Kombluth, de se donner des règles rationnelles, un processus probablement essentiel à la SF. Écrire selon des règles nouvelles, si éclatées soient-elles, est certainement plus difficile que laisser libre cours à l’imaginaire, mais le résultat n’en est souvent que plus passionnant.
Si Kombluth était écrivain québécois de SF, il dirait probablement « Has anybody ever done it the hard way here ? » La SF québécoise s’est mérité une réputation de mollesse, pas seulement dans le traitement souvent puéril et primaire des aspects techno-scientifiques, mais surtout dans la paresse de mise en place des univers et intrigues inventés ; jusqu’à récemment, peu d’auteurs québécois s’astreignaient à l‘élaboration rigoureuse d’un monde décalé par l’« effet SF », à la mise en place d’une intrigue ou d’une vision qui aborde les choses selon un angle neuf, sauf par le prisme de préoccupations narcissiques héritées des pires aspects de la littérature générale à la mode. Très souvent, on nous offre des textes qui relèvent plus du fantastique que de la SF, malgré les accessoires futuristes traditionnels à la SF ou la distanciation spatio-temporelle. La seule règle qui compte devient donc l’invention pour le plaisir de l’invention ; tout est permis, d’où une perte d’intérêt pour qui cherche le plaisir propre à la lecture de science-fiction.
Les deux anthologies québécoises parues à l’automne dernier indiquent que cette situation commence à évoluer, lentement mais sûrement, et que la SFQ se diversifie progressivement. Peut-être a-t-on été très exigeant envers elle pendant sa courte histoire, et la période de « flottement » était-elle nécessaire pour en arriver au stade actuel. N’empêche que subsiste encore ce que je considère toujours comme une tendance nuisible en SFQ, la paresse d’élaboration.
Curieusement, lorsque je veux illustrer cette tendance, le premier exemple que je reprends des 14 textes de ces anthologies est la nouvelle de Yves Meynard, un auteur qui fait généralement les choses the hard way dans sa préface, l’auteur nous dit que ses textes lui ont paru jusqu’à présent peu originaux et que cette incursion dans la fantasy lui permet d’explorer un univers moins encroûté. Pourtant, des nouvelles avec arrière-plan future-technologique comme « Le Réalisateur » ou « Nouvelle vague » étaient diablement plus intéressantes que « Les Hommes-écailles » en particulier dans le contexte de la SFQ. Comme je le disais plus haut, une fantasy dans laquelle les règles d’invention ne sont limitées que par la capacité d’invention de l’auteur, n’exploite pas les possibilités de plaisir esthétique rationnel, ce que même la fantasy peut faire (voir les œuvres de James Blaylock par exemple). En voulant faire œuvre d’originalité, Meynard s’est simplement plongé dans la masse indistincte dont il avait jusqu’à présent réussi à se distinguer. (On me dit que « Les Hommes-écailles » a facilement coiffé les autres textes de Meynard dans le palmarès des critiques québécois ; cela donne une bonne mesure de l’état déprimant de la critique de SF au Québec, dans les revues, L’Année de la SFFQ, et ailleurs.)
Claude-Michel Prévost a réussi en quelques textes seulement à se creuser une niche particulière dans la SFQ et il n’est pas étonnant qu’il se retrouve dans les deux anthologies. « Pas de Dum-Dum pour Mister Klaus » (Gouanvic) se caractérise par une des originalités de l’auteur, c’est-à-dire l’utilisation du décor montréalais comme générateur de l’effet d’étrangeté ; peut-être parce qu’il est immigrant, l’auteur est capable de trouver dans les noms des rues, parcs et carrés de la métropole le pouvoir d’évocation qui nous échappe souvent. Toutefois, son récit s’éternise à vouloir se mordre la queue et les effets d’éclatement narratif qui font si souvent l’intérêt de Prévost sont ici mal contrôlés, tantôt à peine esquissés, tantôt embrouillés ; ce problème était mieux contrôlé dans « Akimento » par exemple (Solaris 87), et Prévost aurait bénéficié d’une direction littéraire plus serrée. Par contre, on se demande quelle direction littéraire aurait pu intervenir dans le poème « Sous des soleils étrangers fleurissent des parcomètres » (Meynard-Pelletier), longue suite d’images plus saisissantes les unes que les autres, une surprise à chaque strophe, et même à chaque vers. La performance est éblouissante, mais ne pourrait plus être répétée. Jusqu’à présent, Prévost avait su appuyer ses éclats narratifs et stylistiques sur le développement d’un monde cohérent, même si seulement par petites touches fugaces. Ici, les imaginaires créés ne semblent exister que pour le pur plaisir de la performance littéraire.
Autre écrivain dans les deux anthologies, Francine Pelletier étonne, ou plutôt satisfait plus rapidement qu’on aurait été en droit d’exiger d’elle, les attentes soulevées par les nouvelles de son recueil Le Temps des migrations. Ceux qui ne connaissent que le versant littérature jeunesse de son œuvre seront peut-être déroutés par la politique-fiction de « Le Tiers de l’avenir » (G.) et par le dialogue sur l’identité qui se trouve au cœur de « Les Noms de l’oubli » (M.-P.). Dans le premier cas, on a là une nouvelle vraiment faite the hard way. L’intrigue n’est peut-être pas tout à fait originale ni surprenante (combien de textes le sont vraiment, dans quelque genre littéraire que ce soit ?), mais le développement rigoureux des prémisses de bases, avec une maturité de vision socio-politique au-dessus de la moyenne, ouvre une nouvelle porte dans cette œuvre encore jeune. La même rigueur se trouve dans l’autre nouvelle, malheureusement éventée par une fin enlevée un peu trop rapidement.
Un autre auteur qui se renouvelle constamment – au point de presque nous blaser – Jean Dion, est aussi au sommaire des deux livres. « L’Évangile des animaux » (M.-P.) laisse une curieuse impression. Jean Dion ne peut pas raconter de manière inintéressante, mais il lui arrive quand même de raconter des histoires inintéressantes, ce qui est le cas ici. Bien qu’il ne soit pas tombé dans le piège de la condamnation à tout crin des expériences sur des cobayes animaux, ce texte ne m’a semblé rien apporter d’autre qu’une écriture solide, et ce malgré deux lectures attentives. Par contre, « Au dieu marteau » (G.) pose une question des plus fascinantes : si Dieu existe en « versions personnalisées », comment réagirons-nous si notre modèle personnel n’existe pas ? Sur la toile de fond d’une société où l’oisiveté construit ses propres règles. Dion élabore son questionnement avec sa justesse de développement coutumière. Et l’ambiguïté finale est tout à fait légitime en fonction du reste du texte ; les fins ouvertes sont souvent une paresse d’auteur, mais ici il s’agit de l’aboutissement logique de la substance même de la nouvelle.
Dion est aussi présent sous le couvert de Michel Martin, le pseudonyme qu’il partage avec Guy Sirois. « La Tortue sur le trottoir » (G.) est, un peu comme « Geisha Blues » des mêmes auteurs, une nouvelle qui se construit sur le terreau SF ; bien que le texte tienne très bien par lui-même, un lecteur qui connaît les multiples variations qu’a engendrées le thème du voyage dans le temps depuis Wells appréciera d’autant plus la variante tout à fait particulière que nous livrent ici les deux complices. La nouvelle pose le thème de la vérité, vérité du récit, vérité des personnages, vérité du lecteur, vérité du texte, jeu des perceptions, particularismes individuels : dans un avenir où le faux-semblant règne en maître, la question essentielle ne semble finalement pas être quelle est la vraie réalité, mais bien quelle portion de réalité est accessible à chacun. Certainement une des meilleures nouvelles de l’année 89.
La SFQ est assez vieille pour commencer à engendrer des textes prolongeant des œuvres antérieures ou y faisant référence ; la rémanence des univers si fréquente en SF-fantasy Daniel Sernine tout d’abord, nous décrit ce qui s’est passé peu après la fin des Méandres du temps, avec l’installation de Nicolas Dérec sur Érymède. Bien que « Sa fleur de lune » (M-P.) puisse se lire en toute indépendance, il gagne à être lu après le roman, surtout que la révélation finale n’est finalement pas très surprenante et ne justifie pas l’effet de choc que prépare l’auteur. N’importe quel lecteur attentif l’aura déjà découverte, et il aurait été plus habile d’en faire la conclusion logique du texte, plus qu’une révélation choquante. Quant à Esther Rochon, elle nous propose la première version de Coquillage, la nouvelle « Mourir une fois pour toutes ». Après avoir terminé ce fascinant texte, on ne peut que s’interroger sur l’ampleur du travail de révision de ce texte déjà ancien. Si on en croit sa préface, il a été minime, ce que confirme la nouvelle où se retrouvent les thèmes du roman, mais de manière plus brute, plus immédiate, plus primaire peut-être, mais avec la vérité propre aux coups de bélier spontanés de l’imaginaire.
La SF est un genre très malléable et elle s’est prêtée à diverses « contaminations », dont celle du policier, tradition que Jean Pettigrew poursuit avec « L’Étrange cas de Nef Matunale » (M.-P). Délicieuse nouvelle, problème policier qui n’aurait pu exister ni – ce qui est plus important encore – être résolu qu’en contexte SF. Le détective de Pettigrew rejoint la tradition des enquêteurs excentriques (dont l’exemple le plus récent est le détective de Twin Peaks), le cadre SF facilitant ici la vraisemblance du personnage. Le texte peut sembler mineur, mais il constitue un exemple d’application de processus cartésiens, et à la construction d’un monde fictif et à une énigme de meurtre. Je n’ai pas malheureusement pas lu la nouvelle de Simenon dont il est fait un pastiche ici.
Une autre collaboration maintenant, entre Élisabeth Vonarburg et Sabine Verreault ; la préface ne nous explique pas comment Vonarburg a collaboré avec son pseudonyme (peut-être est-il confiné à un des hémisphères de son cerveau et l’auteur a-t-elle pratiqué une forme de dissociation). Le texte très dense qui en résulte, « Mourir un peu » (M.-P.), réunit, sur la toile de fond de l’inaccessibilité ultime de l’Autre, la recherche d’un être aimé disparu et le concept des univers parallèles. Voilà une nouvelle particulièrement intéressante puisque son intrigue fondamentale rejoint celles dénombré de nouvelles à univers mous qui auraient répugné à Kombluth, mais dans un contexte SF particulièrement bien pensé, avec en plus la grande sensibilité de l’auteur. Un exemple patent des possibilités offertes par une littérature où le développement de règles ne limite pas l’imaginaire, mais le stimule à faire plus.
Je terminerai avec deux nouvelles qui établiront plus nettement le propos que j’exposais au départ, l’une étant l’œuvre d’un auteur français, Colette Fayard (qui doit commencer à en avoir assez de toujours être qualifiée de « découverte par Jean-Marc Gouanvic » comme si elle avait vécu toute sa vie sous une roche, que Gouanvic a un jour soulevée). « La Leçon de choses » me semble l’exemple parfait de ce qui passe souvent sous l’étiquette SF, sans en être vraiment ; toute la sensibilité de l’auteur n’arrive pas à faire de ce texte autre chose qu’une fable ou même un conte. Un indice parmi d’autres : le monde créé en arrière-plan n’a aucune autre existence que celle permettant de faire avancer le récit, de permettre aux personnages de se débattre pour établir la démonstration avancée par l’auteur ; on ne peut même pas mettre cela sur le compte des perceptions limitées des personnages. À l’inverse, une nouvelle qui n’a rien du conte, « Karyotype 47 XX, +21 » (M.-P.) de Joël Champetier. Bien que le texte sente un peu trop la démonstration (l’auteur aime poser des questions à coups de masse, comme dans « Salut Gilles ! » parue dans Solaris 80), on a ici un monde futur vraiment pensé, raisonné, qui respire d’une existence vraisemblable en-dehors de la durée et des événements du texte, qui n’est pas une fable, mais de la « vraie SF » (Attention : ne pas interpréter cette étiquette de manière limitative).
Pour terminer quelques remarques globales sur les deux livres. Le contraste de prix est saisissant – 9,50 $ pour le Meynard-Pelletier et 19,95 $ pour le Gouanvic alors que le premier contient en gros deux fois plus de texte (environ 640 000 signes par rapport à 320 000). D’autre part, Meynard et Pelletier auraient pu faire un travail de direction littéraire plus serré auprès de certains auteurs, afin d’éliminer des images maladroites (« il émit un sourire »), ou des répétitions gênantes (un personnage qui « bredouille » deux fois sa réponse à quelques paragraphes de distance). Malgré tout, les deux livres témoignent d’un autre pas en avant pour les auteurs de SFQ et sont d’un grand intérêt pour les textes les plus ambitieux.
Mike ARCHAW
[N.D.L.R.: Les éditions Ianus n’étant pas diffusées aussi largement que Logiques (voir publicité en page 2), nous vous dormons l’adresse pour commander un exemplaire de l’anthologie Meynard-Pelletier : C. P 35, Suce. Ahuntsic, Montréal QC, H3L 3N5. 8,50 $ + 1 $ de frais de poste, chèques à l’ordre de Claude J. Pelletier.]
[N.D.L.R., bis : Une réédition importante pour terminer. Il y a un an, dans Solaris 82, notre collègue Mike Archaw, vantait les mérites de l’auteur Claude Mathieu et déplorait qu’aucun éditeur n’ait réédité son œuvre peu abondante, mais passionnante. Les éditions l’Instant même ont remédié à cette carence avec l’admirable recueil La Mort exquise, paru à l’origine en 1965. Cette édition ajoute à l’original une préface de Gilles Archambault et une postface de Gilles Pellerin. Celui-ci écrit que le livre a probablement paru trop tôt pour être apprécié à sa juste valeur ; peut-être son caractère fantastique, moderne sans les travers des praticiens actuels de cette étiquette, a-t-il rebuté au public de l’époque. On ne peut en tout cas que féliciter L’Instant même d’avoir eu l’intelligence que nous souhaitions l’an dernier à un éditeur québécois].