Gérard Gévry, L’Esprit en fureur (Fa)
Gérard Gévry
L’Esprit en fureur
Montréal, XYZ (L’Ère nouvelle), 1990, 86 p.
Les paysages québécois se prêtent particulièrement bien à un traitement fantastique. Forêts sombres, vastes étendues d’eau, et toujours ces grands espaces inexplorés qui fascinent et effraient à la fois. La société québécoise d’antan s’est également révélée un lieu propice pour l’exploration de l’imaginaire collectif. L’omniprésence de la religion avait pour effet de donner un caractère sacré à nombre d’événements naturels inexplicables, les situant dans le contexte d’un affrontement entre les forces du bien et du mal. De plus, l’isolement des villages et communautés rendait la communication difficile, si bien que chaque région développait ses propres croyances et légendes, adaptées à l’environnement et aux conditions de vie de l’endroit. Dans L’Esprit en fureur, Gérard Gévry puise à même cette mémoire collective pour faire le pont entre le fantastique traditionnel cher à Lovecraft et la paranoïa urbaine que favorisent les auteurs de fantastique contemporains telle Anne Dandurand dans L’Assassin de l’intérieur. Grâce à un style simple et sans prétention, l’auteur laisse la place libre à ses personnages et à leurs histoires, sans les encombrer de prouesses narratives qui auraient mal cadré avec une approche classique du genre fantastique.
Les nouvelles rassemblées dans L’Esprit en fureur sont d’une variété de styles qui rend leur lecture bien agréable, sinon renversante. En effet, tout comme pour Jean Désy, l’originalité n’est pas le point fort de Gérard Gévry. La plupart des thèmes abordés ici ont déjà été traités à maintes reprises par d’autres écrivains, certains plus talentueux, d’autres moins. Cela n’enlève cependant rien au plaisir qu’éprouve le lecteur devant ce court recueil dont la simplicité est la plus grande qualité. Parfois, l’absence de prétention confère à un texte par ailleurs ordinaire une sincérité qui manque cruellement à d’autres exercices beaucoup plus élaborés mais qui ennuient justement à cause de cette inutile complexité. Ici, l’auteur nous raconte des histoires, et nous l’écoutons pour notre grand plaisir.
Le recueil débute par deux nouvelles envoûtantes, dont l’archaïsme est la principale qualité. « La Courroie incurvée » et « Le Cinq Sous » mettent en scène des communautés isolées, en proie aux mystères de la nature et de la religion. La superstition typique des campagnes québécoises de la première moitié du siècle est ici partout présente et contribue une atmosphère lourde et étouffante au récit.
À l’inverse, « Erreur sur la personne » et « Cou de cigogne » font appel au surréalisme le plus débridé, à la fois inquiétant et totalement éclaté. Quant à « Un bruit dans la nuit » et « De l’autre côté », il s’agit d’excellents exemples de fantastique moderne, qui nous confrontent à un monde où l’aliénation de l’individu envers son milieu est parvenue à un point tel que le repli en soi constitue la seule protection efficace contre les dures réalités de l’extérieur. La paranoïa qui s’empare de plusieurs des habitants des grandes villes la nuit venue est ici décrite dans toute sa folie, rêves et cauchemars convergeant vers une réalité « autre » fluide et fuyante. La lente montée de la tension qui caractérise ces deux récits en font les meilleures œuvres du recueil.
Enfin, avec « L’Esprit en fureur », Gérard Gévry termine sur une note plus classique, qui rappelle par moment Lovecraft ou même Stephen King (sa nouvelle « The Breathing Method »). La réunion nocturne où sont rassemblés des personnages mystérieux, l’invocation d’esprits, et même le décor de la pièce (chandelles, table ronde, rideaux épais et poussiéreux, majordome énigmatique !) insufflent au texte une saveur mystique typique du fantastique des années trente et quarante. La conclusion inattendue du récit lui ajoute cependant une touche de modernisme qui s’inscrit parfaitement dans la tendance du recueil de combiner les deux approches du genre fantastique dans une tentative de renouvellement.
Avec L’Esprit en fureur, Gérard Gévry nous a livré le recueil probablement le plus « purement » fantastique de la dernière année. Ne dédaignant pas de voir son livre étiqueté ainsi, l’auteur aborde les principaux thèmes du genre avec fraîcheur et simplicité. Si j’hésite malgré tout à le proclamer une réussite absolue, c’est que justement cette simplicité de style, généralement agréable, ne parvient pas toujours à créer le climat d’angoisse et d’incertitude qu’exigent les histoires racontées. Ceci dit, j’en recommande toutefois chaudement la lecture aux amateurs de fantastique. Ce court recueil sans prétention surprend dès les premières pages et augure décidément bien pour l’avenir de son auteur et de la collection qui l’a publié.
Jean-Philippe GERVAIS