Pierre Billon, L’Ultime Alliance (SF)
Pierre Billon
L’Ultime Alliance
Paris, Seuil, 1990, 573 p.
Disons-le d’entrée de jeu, la nouvelle parution de Pierre Billon, L’Ultime Alliance, est un grand roman, un chef-d’œuvre d’intelligence et d’intuition, une large réflexion qui, au seuil du XXIe siècle, participe à l’éclosion d’un nouvel humanisme. Mais c’est aussi une histoire, captivante et rigoureusement construite, racontée avec une maîtrise consommée de l’écriture. Une lecture où le divertissement et la réflexion n’auront jamais fait si bon ménage.
L’essentiel du roman se déroule dans un lieu que certains lecteurs reconnaîtront sans doute pour avoir déjà lu le grand roman de Thomas Mann, La Montagne magique. L’auteur allemand avait conduit son personnage Hans Castorp dans le sanatorium de Berghof, à Davos (Suisse). Celui-ci entreprend des recherches sur l’humain, d’abord d’un point de vue biologique, puis élargies jusqu’aux phénomènes de la vie spirituelle. Chez Billon, ce sanatorium devient un centre de recherche sur l’intelligence humaine. Ce centre réunit une galerie de personnages cocasses et singuliers, tous des patients, des névrosés de toutes sortes qui apparaissent comme autant de phénomènes de foire. Mais en fait, ils sont davantage les collaborateurs des scientifiques dont les recherches mèneront à des voies scientifiques inhabituelles et étroitement liées à la problématique de l’existence de l’âme. C’est que la connaissance du corps humain ne suffit pas pour connaître l’homme, il faut regarder du côté de sa psyché, et de la relation spirituelle qu’entretient l’inconscient individuel avec l’univers cosmique dont il fait partie. Ainsi le parcours de Jacques Carpentier, le narrateur, fils d’un célèbre neurologue canadien, fait-il écho à la démarche spirituelle de Hans Castorp. Les rapports entre les deux romans sont d’autant plus multiples et complexes que chaque livre cherche à traduire la pensée et les sentiments propres à l’époque qui les préoccupe, le début du siècle pour Mann, la fin du siècle pour Billon.
Ce livre contient autant d’intrigues romanesques qui reposent sur les techniques du roman policier que de théories qui se situent au confluent de divers savoirs : biologie, anthropologie, psychanalyse, philosophie. Mais une découverte bouleversera les données acquises par la science : si rien ne change, l’humanité est menacée d’extinction. Les statistiques sont irréfutables, la procréation dans le monde entier diminue de telle sorte que dans sept ans l’humanité ne se reproduira plus. Phénomène d’autant plus effrayant qu’il ne trouve aucune explication d’ordre physiologique. Le professeur Jorge d’Aquino et ses nombreux collaborateurs sauront-ils comprendre et empêcher le Grand Déclin de l’humanité ?
Dois-je vous en dire plus ? Tout le plaisir de la lecture réside dans cette fascinante quête de la vérité, dans les sinueux chemins qu’exploreront les personnages et qui les pousseront à abandonner progressivement une approche rationnelle de la réalité au profit d’une vision plus spirituelle du monde.
Une certitude s’impose tout au long du roman, une science qui se suffit à elle-même s’avère impuissante à cerner la place et le rôle de l’homme dans l’univers, impuissante aussi à saisir les liens qui unissent la conscience individuelle et la conscience collective de l’humanité, à reconnaître la nécessité pour l’espèce humaine d’établir un dialogue avec l’au-delà, par le biais de la transe, du rêve, et ultimement de nos pulsions primitives de la sexualité où l’amour désigne une osmose de l’esprit et de la chair. Seule une nouvelle alliance avec Sedna, puissance supérieure et intelligence collective de l’être humain, pourra déjouer la malédiction du Grand Déclin et tuer dans l’œuf le chaos spirituel qui se prépare. Une sorte de « nirvana amoureux » où l’humanité se réconciliera avec elle-même. Dès lors, le Berghof, ce lieu isolé du monde mais d’où l’on observe avec terreur et fascination les enjeux de l’évolution future, deviendra « l’arche de l’Ultime Alliance ».
Le sens du roman se résume en quelques mots : il faut réinventer l’amour. Le grand mérite de ce roman est de livrer un message dont la dimension ésotérique croît, simultanément, en étrangeté et en crédibilité. On se surprend à se demander si tout cela est du moins probable, sinon possible. Il y a là un accent de vérité, celle que l’on découvre au fil de nos expériences intérieures, et auxquelles viennent répondre les révélations de la science, des textes fondamentaux des gnostiques, de la Bible, des philosophies orientales et des légendes inuits. Billon joue sur ces multiples claviers comme un virtuose. D y a là moins une imagination débordante et sans limite qu’une sincère tentative déposer les véritables questions que l’homme de la prochaine ère devra, sans détour, tâcher de résoudre. En ce sens, ce roman annonce le passage d’un ordre ancien à celui d’une espèce humaine métamorphosée. Ce roman offre aussi au lecteur la possibilité d’une réconciliation avec l’occulte, le mysticisme, avec la foi en une force supérieure, en une pensée cosmique à laquelle serait intimement liée la pensée humaine.
Un grand roman qui sans doute causera des maux de tête à ceux et celles qui voudront trancher la question des genres. On le sait. Billon a toujours nié écrire de la science-fiction. Sans doute voit-il dans sa démarche littéraire, plutôt que le désir de tirer de notre réalité divers scénarios futuristes possibles reposant essentiellement sur l’imaginaire, un travail d’interprétation personnelle des données que nous livrent les différents savoirs (de la science aux révélations des grands Initiés). En d’autres termes, postuler la présence d’une force supérieure cosmique ou divine, est-ce faire de la SF ? Car, au bout du compte, il ne s’agit de rien d’autre dans L’Ultime Alliance. Honnêtement, ce roman m’apparaît davantage une réflexion métaphysique et ésotérique (certes, la SF n’exclut aucunement cette réflexion, mais encore faut-il que l’on puisse y repérer des assises propres à ce genre) sur le sens de la vie, avec pour véhicule une histoire et des personnages plutôt que l’essai. En lisant ce roman, je me sentais beaucoup plus près d’Hubert Reeves, ou, mieux encore, de Carl Gustav Jung, que d’auteurs réputés de S F. D’ailleurs, à quelques reprises. Billon fait explicitement allusion aux recherches de Jung. Il aurait pu mettre en exergue ces mots du penseur : « Le monde dans lequel l’homme est né est un monde brutal et cruel, et en même temps d’une divine beauté. La vie a-t-elle un sens ou n’a-t-elle pas de sens ? Probablement – comme pour toute question métaphysique – l’une et l’autre des deux propositions sont vraies. Mais je chéris l’espoir que la vie ait un sens, qu’elle s’impose en face du néant et gagne la bataille ». Sans doute Billon partage-t-il ce même espoir.
Fabien MÉNARD