Annick Perrot-Bishop, Les Maisons de cristal (Hy)
Annick Perrot-Bishop
Les Maisons de cristal
Montréal, Logiques, 1990, 189 p.
Parce que j’ai suivi de près les débuts d’Annick Perrot-Bishop, ayant été lectrice de ses premiers textes, et aussi, (définissons l’étendue de notre subjectivité !), parce qu’étant femme et considérant le peu d’écrivaines « professionnelles » en science-fiction et fantasy au Québec, j’ai été particulièrement heureuse de voir paraître ce livre. Sous une belle couverture – enfin chez Logiques – c’est le premier de cette auteure dont les lecteurs se rappellent certainement les textes parus dans Requiem, Solaris et imagine… en particulier « L’Ourlandine ». On avait senti avec plus de clarté que jamais, à la lecture de ce texte, que le véritable registre de Perrot-Bishop, plus que le fantastique, était le mythe, dans son incarnation actuelle plus profane de la fantasy. C’est une fantasy moderne qu’on trouvera donc dans Les Maisons de cristal, qui dévoile parfois ses liens secrets avec les univers de la science-fiction, dans la mesure où les textes suggèrent, sans jamais les actualiser totalement, des sociétés et des créatures autres : leur nature vacille toujours entre une réalité rationnelle, cohérente, et une réalité symbolique aux lacunes oniriques. Comme dans d’autres textes de Perrot-Bishop, on peut parfois y sentir passer des échos de mythes amérindiens mais ce qui m’a toujours frappée, c’est de voir comment la mythologie personnelle de Perrot-Bishop était assez puissante pour lui permettre de s’approprier ces mythes d’une façon absolument idiosyncrasique, et d’autre part pour la dispenser d’avoir jamais recours aux mythes habituels de notre culture occidentale, celtes ou nordiques.
Les récits de Les Maisons de cristal confirment et illustrent de façon frappante la force de l’imaginaire mythique chez Perrot-Bishop. Interrogation de femme sur l’identité déchirée – entre l’animalité et l’humanité, entre deux sexes, deux parents, deux peuples, deux cultures, deux (ou plusieurs) univers, désir et angoisse de la maternité, de la fécondité, et leur lien avec le temps, la mort, la (re)naissance, forte imagination élémentale – l’eau, le feu, la glace, l’arbre, la terre et la mer, la matière et l’air – on y retrouve en partie l’univers de « L’Ourlandine », mais relié à d’autres univers – d’autres mythes – qui, pour être personnels à l’auteure n’en sont pas moins étrangement familiers au lecteur. Le lien de tous ces récits, en effet, et le ressort secret des intrigues de chaque récit, est le concept de la réincarnation, ce moyen ancien et éprouvé, si l’on peut dire, de voyager dans le temps et dans l’espace. La plupart des personnages n’en sont pas conscients, mais ils ont coexisté ou coexisteront, et leurs vies sont inextricablement mêlées dans le temps et l’espace. Mythologie d’origine hindoue, dira-t-on, mais l’appareil philosophique et éthique lié d’habitude à cette conception de la réincarnation est ici pratiquement absent. Y a-t-il transcendance progressive des âmes à travers les divers avatars des corps ? Ce n’est pas évident, même si la plupart des personnages semblent lutter pour retrouver une parcelle perdue d’une essence de leur être qu’ils ne comprennent pas vraiment. Il y a un mouvement comme tourbillonnaire, des attractions et des répulsions irrésistibles mais apparemment arbitraires, qui se présentent pourtant avec l’évidence du rêve au lecteur puisque c’est lui, en définitive, qui tient entre ses mains le sens de toutes ces vies, de toutes ces rencontres : l’ensemble des récits de Les Maisons de cristal.
C’est ici, je crois, que se situent pour moi les problèmes principaux de ce livre. Dans la forme narrative choisie par l’auteure (alternances de premières – JE, NOUS – et de troisième personnes), il était très délicat, de maintenir la lecture entre le savoir et le non-savoir, un équilibre seul garant de l’efficace de l’ensemble : dans la mesure où les points-de-vue se recoupent souvent sur les mêmes événements, éviter la répétition devenait un tour de force. Que l’auteure n’a pas toujours réussi à mon avis. Là où elle y réussit, cependant, l’effet de familière étrangeté de ces échos résonne longuement dans la conscience du lecteur. L’autre problème est inextricablement lié au précédent et, comme lui, à la substance même du concept fondamental : temps, lieux, personnages et situations se recoupent, se dédoublent, disparaissent et reparaissent, et la rareté des points de repère « objectifs » tend encore à faire basculer la lecture hors de son délicat point d’équilibre. L’auteure semble en avoir eu obscurément conscience, semble-t-il, puisqu’une « Chronologie » est présentée en prologue à l’ensemble. Elle n’est pas d’un très grand secours, cependant, dans la mesure où c’est plus une liste des différents univers où se situent les récits qu’une description des relations spatio-temporelles entre ces univers… Bien sûr, on pourrait arguer que l’ur-univers du mythe se situe hors du temps, mais il m’a semblé que chaque récit suivait quand même trop une ligne chronologique (un « début », un « milieu », une « fin ») pour que l’ensemble, lui, puisse s’en passer à ce point.
J’aurais aussi aimé pour Perrot-Bishop que ce premier ouvrage publié soit plus achevé, c’est-à-dire que le travail de révision littéraire y ait été fait avec plus d’attention ; le texte est en effet encore alourdi ici et là de scories qu’il aurait été très facile d’éliminer. D’abord au plan de la langue et du style qui ne sont pas toujours « somptueux » comme le dit le dos de couverture, mais présentent ici et là des redondances, des usages impropres et quelques expressions maladroites. Plus grave encore à mes yeux, il reste dans certains récits des petites incohérences structurelles (par exemple un personnage qui semblait être une fille cadette semble soudain être l’aînée). Enfin peut-être aurait-il été possible de pallier au flou spatio-temporel général dont m’a semblé souffrir la structure générale de l’ensemble.
Mais le passage au livre est toujours un moment important dans l’évolution d’un Je auteur/e. C’est pourquoi je salue avec plaisir la parution du premier livre d’Annick Perrot-Bishop, qui va ainsi, on l’espère, accéder à un lectorat plus vaste et surtout plus varié. On a beau dire, mais l’accueil du « milieu SF/F », restreint ou élargi, s’il est celui de lecteurs avertis et généralement plus compétents que ceux du milieu littéraire en général, est pour cette raison même, celui de lecteurs a priori favorables. Quelles que soient les réserves théoriques qu’on puisse avoir à l’égard de la littérature dite générale, on apprend beaucoup à être confronté à ses praticiens, quand ce ne serait même que la nature exacte des liens qu’on entretient avec le « milieu SF/F ». À mon avis, Annick Perrot-Bishop est une de ces écrivaines naturellement destinées à transcender les limites des genres et des « milieux ». J’espère que Les Maisons de cristal constituera son premier pas dans cette voie.
Élisabeth VONARBURG