Esther Rochon, L’Espace du diamant (Hy)
Esther Rochon
L’Espace du diamant
Montréal, La Pleine lune, 1990, 361 p.
D’Esther Rochon, je garde en souvenir la prose douce, dépouillée et poétique de Coquillage (Pleine lune, 1985) [N.D.L.R. : Roman traduit en anglais sous le titre The Shell et paru fin 1990 chez Oberon Press d’Ottawa.]. Ce court roman, rempli d’une sensualité pure, curieusement insolite mais poignant, constitue à n’en pas douter l’un des moments forts du fantastique québécois. Mais l’exploration des passions intimes ne borde pas tout le parcourt de Rochon, il y a aussi chez elle le goût des grandes fresques, d’aventures nourries de mythes et de magie, le besoin d’inventer non seulement des personnages, mais aussi des peuples avec leur histoire, leur grandeur et leur misère. Devant ce projet ambitieux, la phrase se fait alors plus riche, plus charnue, perdant en sensualité ce qu’elle gagne en don de raconter. Son imagination porte davantage sur les événements, l’intrigue. L’Épuisement du soleil, publié en 1985 chez Le Préambule, faisant suite à En hommage aux araignées (1974), concrétise ce projet, lequel aujourd’hui, avec L’Espace du diamant qui clôt la trilogie, prend des dimensions insoupçonnées. Ce qui nous est donné à découvrir dans ce roman, c’est tout l’univers souterrain et silencieux qui, dans le livre qui le précède, alimentait le destin de l’Archipel de Vrénalik et se dessinait à travers lui à l’insu du lecteur. Vous aviez été conquis par le passé et le sort de ce bout d’île désolé, consumé par le froid ? Vous aviez pris en affection ses habitants au front triste ? Alors vous devriez lire le nouveau roman de Rochon.
Pour ceux qui n’ont pas plongé leur nez dans L’Épuisement du soleil (qu’attendez-vous ?). Rochon prend soin ici d’en fournir les faits marquants tout en apportant des précisions, des éléments complémentaires, des versions nouvelles, de telle sorte que le roman puisse se suffire à lui-même. Reste qu’on a tout à gagner à mettre son nez dans L’Épuisement. J’en rappelle les principaux faits : un voyageur, Taïm Sutherland, quitte le monde fortement industrialisé du Sud pour échouer sur un archipel perdu où vivent comme prisonniers les Asvens. Sur eux pèse depuis quatre siècles une malédiction qui les voue à l’isolement et à la déchéance. La clef de voûte de ce mauvais sort, consiste à redécouvrir la statue de Haztléen perdue il y a mille ans. Secondé par le sorcier Ivendra, Sutherland exécute cet exploit qui fera de lui le libérateur de Vrénalik, un « ouvreur de mondes ». Minuit sonne, c’est l’heure de l’épuisement de toute une civilisation, et celle d’un nouveau monde qui reste à bâtir. Tel est le début de L’Espace du diamant. Il commence au point précis où se termine L’Épuisement, c’est-à-dire avec le long séjour de Strénid, chef de Vrénalik, dans le Sud en compagnie de Chann Iskiad, puis avec la fuite d’un Sutherland éperdu dans la forêt, où il sera recueilli par un ermite.
Par contre, devrais-je m’hasarder à résumer le nouveau livre ? C’est trop étoffé, trop complexe, car il explore en profondeur l’univers esquissé dans L’Épuisement, il en complexifie les réseaux, l’enrichit de légendes millénaires, l’oriente vers de nouvelles destinées, le gonfle d’un sens neuf.
Quelques mots tout de même : la malédiction une fois levée, la liberté est proclamée, et « doit s’exercer pour mieux être comprise ». Aux habitants de Vrénalik s’ouvre enfin le monde extérieur. Or, du même coup, cette liberté les place en position de vulnérabilité, es expose davantage à l’agression venant du Sud. C’est dans le pays du Catadial que se jouera l’avenir des Asvens. Rochon fait du Catadial, pays retiré du reste du monde, une société modèle, inscrivant du même coup son roman dans la tradition des utopies littéraires, y reprenant les mêmes thèmes : justice et harmonie. Que l’atmosphère y est douce, que les habitants y sont heureux, libres, souriants. Aucune contrainte, ou si peu. On offre volontiers son temps au travail bénévole. On y pratique un sport national : le « laisser-mourir », sorte de méditation qui consiste dans l’essentiel à ne rien faire. Il n’y a pas de risque de se tromper sur son propre sujet puisqu’il y existe une école pour devenir soi-même. Rien n’a échappé aux yeux bienveillants de ce système de société, pas un fil n’en dépasse. « Tout le monde se souciait de tout le monde ici ; au premier abord, c’était un peu étouffant, mais il n’étouffait pas, en fait, parce que tout se passait avec intelligence ». J’allais oublier l’empereur Othoum : d’homme d’État plus sage, plus humain, plus soucieux du visage du monde, on n’en trouve guère dans notre monde actuel (et je ne vous parle pas de sa charmante épouse). Et généreux avec ça, à l’image même de son peuple. Réservoir des richesses spirituelles du monde entier, tel est, en somme, le Catadial.
Autrement dit, tout cela a quelque chose de terriblement gnan-gnan. C’est le principal défaut qu’il me faut souligner ici. Cette spiritualité mièvre, cette beauté sans éclat de l’esprit et du cœur, cette surface astiquée à l’extrême qu’est le Catadial, me laissent décidément de glace. En général, le danger avec l’utopie, c’est précisément de verser dans une extrémité, puis d’en oublier l’autre face, d’exalter le jour et de renier la nuit. L’utopie m’apparaît souvent comme un monde en profond déséquilibre (« il ne faut succomber ni au mal ni au bien », disait Jung). Le jour où l’homme n’aura plus à être confronté au mal comme au bien, que lui rapportera sa venue en ce monde ? Derrière cet espace de bonté subsiste un manque terrible qui tord le cou à cette perfection apparente, voilà ce que Rochon ne dit pas. Son regard manque d’ironie, de distance.
En somme, il suffit d’être gnan-gnan l’espace de quelque 200 pages pour prendre plaisir à leur lecture.
Et j’y ai pris plaisir. Car c’est moins ce monde sans relief, sans originalité, où jamais ne poussera ne serait-ce que la queue d’une fleur du mal (en raison bien entendu des cercles magiques qui le protègent contre l’extérieur bête et méchant), c’est moins cela, dis-je, qui occupe le premier plan de l’histoire, que la manière avec laquelle les Asvens arriveront à s’y installer, que les obstacles, d’ordre ésotérico-magico-mythique, qui obstrueront leur chemin, que la grande aventure qui s’y déroule. Ce qui importe ici, c’est l’histoire d’un peuple à la recherche de lui-même, d’un peuple qui évolue vers sa propre découverte. Vous devinez bien qu’il est dans la destinée de Sutherland d’y jouer un rôle essentiel, d’y assumer « la pleine mesure de son talent ». Il y sera aussi question (je vous lance ça en vrac) de l’histoire légendaire de Suzanne Arkandanatt et celle d’Okounnaé, de la dragonne de l’Aurore, de l’Espace du diamant, bref d’un tas de trucs passionnants qui participeront de l’avenir des Asvens.
Il me semble regrettable que Rochon n’ait pas usé plus amplement de la narration à voix multiples. Cette technique jette avantageusement des éclairages variés sur le déroulement de l’histoire. Rochon donne principalement la parole à Strénid le chef des Asvens, à Anna Vranengal la sorcière. Deux pages sont étrangement réservées à Zeïta, administratrice de Vrénalik, ainsi qu’à une amusante bonne femme, dans son jour de lessive à la buanderie, et qui n’a pourtant pas la moindre importance dans le cours du récit. Je dis que c’est étrange, car Rochon isole ces deux narrateurs comme on reste dans l’embrasure d’une porte sans se décider à entrer pour de bon. C’est que j’aurais aimé écouter la reine Solune, ou Marleï, compagnon de Sutherland, ou encore une simple servante bénévole du palais royal, etc.
Le roman de Rochon est certainement très ambitieux. Il s’y bâtit tout un univers personnel fort vaste, fort complexe, où sont solidement campés plein de personnages attachants. N’eût été de l’aspect gnan-gnan de l’utopie chez Rochon, j’aurais écrit : voici un bon roman. Je dois cependant mettre un bémol : ce roman est fort honnête, et l’écriture, comme la grande fresque qu’elle peint, procure au lecteur un plaisir assuré.
Fabien MÉNARD