Emmanuel Aquin, Incarnations (Hy)
Emmanuel Aquin
Incarnations
Montréal, Boréal, 1990, 166 p.
Avec un nom pareil, l’auteur d’Incarnations, publié au Boréal, a toutes les raisons du monde de vouloir remonter dans le temps. Si Emmanuel Aquin n’est plus marqué outre mesure par le lourd héritage que lui a laissé son père, il reste qu’il n’est sans doute pas facile d’être, non seulement le fils d’un des plus importants écrivains du Québec, mais le fils d’un homme qui s’est bousillé la cervelle, alors qu’on n’avait que dix ans.
« Les chevrotines que tu t’es bêtement envoyées dans la figure ont atteint ta famille, aussi. Tu as criblé de plomb l’existence de ton fils et ce plomb a pris du poids avec le temps. Je suis pesant, père, à cause de ton acte. Ne crois donc pas que je vais te permettre de recommencer. Je n’ai pas fait tout ce trajet pour rien », écrit-il.
De quel trajet s’agit-il ? Eh bien, afin de revenir en arrière pour empêcher son père de se la faire sauter, l’âme du personnage Aquin-fils lui-même quitte son corps pour s’approprier celui du premier venu qui meurt le jour même du suicide. Ce retour dans le temps témoigne en fait d’un certain courage de la part du jeune écrivain, celui de liquider sans détour son passé trouble en fermant la gueule une fois pour toute à tous ceux qui voudraient lui rebattre les oreilles avec ça. Telle est la raison d’être de la première nouvelle, « Neige au soleil » (on pense à Neige noire du père), dans laquelle s’emboîte si bien la seconde qu’elles forment un tout indivisible, c’est-à-dire un roman.
« Devant Dieu » explore aussi la possibilité donnée à l’âme de s’incarner dans n’importe quel corps au mépris des contraintes spatiales et temporelles. Du jeune terroriste naïf qu’il était durant les années soixante, le personnage central devient nul autre que le Christ lui-même, condamné à en assumer le rôle comme le ferait un mauvais acteur. Vous y retrouverez à peu près tout ce qui fait l’Évangile, scènes et personnages, mais combien déformé et dépravé, un peu comme si Mel Brooks s’était chargé d’en réaliser la parodie. Cela donne un récit complètement burlesque où bondissent à chaque page des surprises on ne peut plus déroutantes. Que Jésus ait l’esprit labouré par des envies de baises jusqu’à se branler à la moindre occasion, qu’il se fasse chier à livrer un message dont il n’a rien à foutre, passe encore ! Mais voilà qu’il exécute ses miracles au moyen d’un arsenal futuriste « jamesbondesque » qui va des lunettes infrarouges à un stabilisateur-régénérateur cérébral, sans compter bien entendu les agréments que procure le statut de fils de Dieu : bande vidéo, revues pornos et lectures diverses, depuis Flaubert jusqu’à la BD américaine. Me croiriez-vous si je vous disais que Jésus se passionnait de SF et, mieux encore, de Philip K. Dick ?
Au cours de cette interprétation biblique pour le moins fantaisiste, et derrière le ton drolatique et frondeur de la narration, le jeune écrivain mène sa petite réflexion personnelle. Il construit un univers complet, gros d’une métaphore christique sur la logique de la réincarnation, qu’il pousse à l’extrême jusqu’à lui tordre un peu le cou. Les conclusions sur lesquelles il débouche forment la clef de voûte du récit, une clef certes de nature ésotérique. Aquin s’exerce à penser que le temps n’est pas linéaire, mais subjectif. En d’autres termes, il semble nous dire que le temps n’est qu’un concept proprement humain et matériel qui n’a aucunement sa place dans l’Au-Delà. Une seconde donnée est fondamentale dans le roman : « le bonheur c’est l’oubli ». Autrement dit, notre existence serait invivable si elle devait garder en mémoire toutes nos vies antérieures : « La lucidité tue, la mémoire est votre pire ennemie. C’est pourquoi on oublie tout avant de se réincarner. L’humanité s’autodétruirait si elle découvrait l’absurdité de son état ».
Son état est en effet vide de sens, puisque, et c’est là que les choses se corsent, l’auteur postule la prédestination pure et dure où ne subsisterait aucune liberté individuelle. Vous pensez que Dieu nous a donné le libre arbitre ? N’en croyez rien ! Chacun de nos gestes serait minutieusement calculé et surveillé par le Père Créateur, et n’espérez pas pouvoir lui échapper, pas plus qu’il faille, d’autre part, croire que vous possédez une âme individuelle, car il n’existerait, nous dit-on, qu’une âme unique « réincarnée des milliards de fois » comme si nous étions tous des fractions indistinctes de l’âme divine. Il va sans dire que le regard d’Aquin sur la réincarnation est quelque peu personnel et singulier, pour ne pas dire qu’il s’y oppose par moment. Là où le bât blesse, c’est qu’il est malaisé de connaître la position de l’auteur lui-même. Que cherche-t-il à nous dire au juste ? Il semble peu probable qu’il veuille tourner en dérision une certaine littérature ésotérique. Faut-il alors n’y voir qu’un jeu imaginatif et sans conséquence, ou l’auteur livre-t-il, par le biais d’un récit humoristique, une part de ses propres convictions ? Je me souviens de René Homier-Roy qui, à l’émission « La Bande des six », a demandé à Aquin, sur un ton qui voulait tout dire tant il était empreint de préjugés, s’il croyait vraiment à tout ce qu’il avait écrit. Je traduis : s’il croyait à toutes ses élucubrations. La réponse d’Aquin fut aussi habile qu’ambiguë. Il répliqua que durant l’écriture du roman, il s’était mis en position d’y croire absolument de telle sorte qu’il puisse exploiter au maximum la logique qu’il s’était imposé. L’art de ne dire ni oui, ni non.
Toujours est-il que ce roman est à lire, ne serait-ce que pour voir un Jésus recevoir de son Père un message par télécopieur.
Fabien MÉNARD