Hans-Jürgen Greif, L’Autre Pandore (SF)
Hans-Jürgen Greif
L’Autre Pandore
Montréal, Leméac, 1990, 193 p.
Ils sont cinq ce soir-là chez Colette, cinq amis qui se retrouvent périodiquement pour une soupe agréable et surtout pour se raconter des histoires ; histoires vraies, mais d’une réalité insolite. Greif, professeur de littérature à l’Université Laval, renoue avec un genre illustré par la série de nouvelles de Clarke écrites dans les années cinquante et regroupées dans le recueil Tales of the White Hart, genre quelque peu délaissé par la nouvelle génération d’écrivains de SF. Clarke utilisait les discussions entre les clients d’une taverne comme prétexte pour nous raconter des histoires mystérieuses, teintées de fantastique.
La caractéristique distinctive de ce type d’écriture, qui est aussi celle de ce livre, repose dans le lien d’intimité qui se crée peu à peu entre l’écrivain et son lecteur, invité non seulement à assister au déroulement d’une suite d’événements, mais aussi directement interpellé à titre de confident du narrateur. Dire que les histoires individuelles composant ce livre se lisent davantage comme des nouvelles ne constitue pas un reproche, bien au contraire. Leur charme réside en effet avant tout dans cette impression ressentie par le lecteur qu’au lieu de simplement lire une histoire, il se la fait raconter. Greif est parvenu à choisir le ton et les mots justes pour nous faire entrer de plain-pied aux côtés de ses personnages, dans le monde fantastique de leur imagination.
Le décor choisi – le salon, pièce chaude et confortable – se prête parfaitement à ce type de confidences. Calés dans des fauteuils de velours brun, entre des bibliothèques pleines de livres anciens et un foyer de pierres des champs, on se tait pour laisser le conteur parler.
Le livre se compose d’une douzaine de récits, certains très courts, d’autres beaucoup plus longs. Malgré tout, il se lit comme un roman complet ; L’unité thématique des récits y est pour beaucoup. Les mêmes sentiments et problèmes humains reviennent d’une histoire à l’autre, examinés avec plus ou moins de froideur et d’émotion. Tous les personnages des récits attendent quelque chose de la vie, que quelqu’un vienne les secouer et les invite à se joindre aux vivants. Ils attendent, et ne font rien d’autre, pétrifiés de n’exister pour personne, d’être à ce point seuls au monde que leur disparition même passerait inaperçue.
Peu à peu, les conteurs eux-mêmes nous apparaissent victimes de cette lassitude qui empreint leurs histoires. Qu’il s’agisse de Serge, dont le récit des déceptions amoureuses atteint une intensité inégalée dans le reste du livre, ou de Colette, bouleversée par la violence des sentiments et des paysages lors d’un voyage en Grèce, nous prenons bientôt conscience que tous vivent individuellement cette existence morne et sans couleur qui afflige les personnages de leurs récits. Comme eux également, ils doivent se réunir pour enfin donner libre cours à leur imagination et à leurs fantasmes.
Ceux-ci trouvent un exutoire dans les dernières pages du livre. L’imaginaire surmonte désormais les barrières de la vie quotidienne et de la curieuse plante du narrateur aux cauchemars de jeunesse de Mathieu, les animaux de la nature se révèlent l’ultime refuge du rêveur, étouffé par les contraintes de la réalité de cette fin de siècle. La dernière histoire, racontée par Colette, clôt d’ailleurs la soirée sur le thème de la fuite dans l’irréel, et se termine par les mots « Vous n’avez pas d’avenir ». Là réside le message du livre, triste constat sur la société moderne. Il nous invite, par la vie de ces gens isolés au milieu de millions de leurs semblables, à prendre conscience de la fragilité du bonheur et de la chance qu’ont les gens heureux. Et il nous donne cette définition du bonheur, d’un auteur inconnu : « Le bonheur ? – Une potiche en équilibre sur la tête d’un mandarin ivre qui éternue. »
J’ai adoré ce livre et vous le recommande sans aucune réserve.
Jean-Philippe GERVAIS