Lise Lacasse, La Corde au ventre (SF)
Lise Lacasse
La Corde au ventre Laval, Trois, 1990, 125 p
Dans La Corde au ventre, Lise Laçasse raconte l’affrontement entre le désir de liberté d’une femme et sa responsabilité à l’égard de sa communauté. Élevée à l’écart des autres enfants par sa grand-mère, Solange ne connaît rien du monde extérieur, et la nuit venue, elle écoute, envoûtée, les récits de voyage de son grand-père, qui lui décrit les boulevards fleuris de Paris et les jours heureux de sa jeunesse à Sylver Bud. Puis, d’une voix éteinte, il lui rappelle la fin de cette existence, lui raconte la mort de sa mère à sa naissance, et l’étouffante réalité happe à nouveau Solange dans son tourbillon.
Ce n’est que plus tard, après sa première menstruation, quelle osera fuir dans les bois afin de voir et de goûter la nature dont elle a toujours été privée. Mais elle sera bien vite retrouvée, et captive de son destin, elle sera ramenée au village pour ne plus s’en échapper. Un bonheur fugace apparaîtra finalement sous les traits de Claude, avec qui elle aura éventuellement un enfant, symbole de la survie de la race humaine.
C’est dans sa description des comportements que Lise Laçasse fait preuve d’une parfaite maîtrise de l’écriture. Le lent désintéressement de Claude à l’égard de sa compagne sitôt l’enfant né, le caractère possessif de la grand-mère Célina à l’endroit de la petite-fille qu’elle a sauvée de la mort, et surtout l’attitude des villageois, pour qui l’importance de Solange se résume bien vite à sa seule capacité de procréer, soulignent de façon très bien sentie l’isolement et le profond sentiment de solitude qui affligent cette dernière, dépouillée de son droit de vivre comme elle l’entend.
Lise Laçasse nous propose ici la version féministe de l’histoire classique du dernier couple sur Terre. Les auteurs de SF ont en effet trop souvent négligé de s’interroger sur les sentiments de la femme dans ce contexte, condamnée à n’être plus que « machine à bébés ». Or, il est toujours inquiétant de voir avec quelle rapidité les désirs de l’individu sont ignorés lorsqu’ils entrent en conflit avec la volonté ou la survie de la collectivité.
Avec une écriture toute simple et un pouvoir d’évocation peu commun. Laçasse parvient à nous faire ressentir le désespoir de Solange et l’espoir des villageois. À peine mentionnée, la chute de bombes qui provoqua la disparition de leur monde plane comme une ombre sur tous les événements et aide à comprendre l’attitude des habitants de Sylver Bud, terrifiés à l’idée d’être les derniers de leur espèce, de vieillir seuls sans que leur travail ne profite à une nouvelle génération.
Plus qu’un récit de l’asservissement d’une femme par les hommes pour sa capacité de procréer, ce roman est l’histoire d’une jeune fille obligée de sacrifier sa propre vie au bénéfice de l’ensemble de sa communauté et, ultimement, de son espèce. Jamais les choix terribles confrontant les survivants d’un cataclysme n’ont été décrits avec autant d’intensité et de sensibilité. Sans effets spéciaux ni péripéties, La Corde au ventre raconte tout simplement la vie quotidienne de ces gens, hantés par les souvenirs d’un passé révolu et par l’incertitude de leur avenir. La réflexion du livre nous force en bout de course à prendre conscience de l’intensité de l’instinct de survie chez l’être humain, et des limites jusqu’où il peut aller pour satisfaire cet instinct.
« Si je ne raconte pas mon histoire, je vais mourir » écrit Solange. Elle n’a rien à craindre, car sa mort, autant que sa vie, appartient désormais aux gens de Sylver Bud ; à Cécilia, à Claude, à sa fille, dont elle ne nous confiera jamais le nom.
La Corde au ventre est un livre dur et émouvant, qui nous force à nous interroger sur les rapports entre hommes et femmes, et sur les liens unissant l’individu à sa collectivité. Par une écriture simple et précise, Laçasse parvient à renouveler avec intelligence et sensibilité un des thèmes classiques de la SF. Je vous en recommande donc fortement la lecture.
Jean-Philippe GERVAIS