Raymond Quatorze, La Prison rose bonbon (Hy)
Raymond Quatorze
La Prison rose bonbon
Sudbury, Prise de parole, 1991, 256 p.
Je pourrais parler de La Prison rose bonbon en l’embaumant de clichés usés jusqu’à la moelle dans le genre : « un récit qui transporte le lecteur au cœur d’un univers extraordinairement insolite, dans un monde où les limites du possible ne sont dressées que par l’intensité du délire de Raymond Quatorze… » Or, Raymond Quatorze ne constate-t-il pas lui-même que les clichés sont pleins de vérité ? (p. 31) Alors… La Prison rose bonbon transporte le lecteur au cœur d’un univers extraordinairement insolite, dans un monde où les limites du possible ne sont dressées que par l’intensité du délire de Raymond Quatorze, pseudonyme de Marc Labelle, auteur dont l’imagination délurée rappelle à qui veut bien se la rappeler celle de Boris Vian.
En effet, tout comme chez Vian, La Prison rose bonbon échappe à toute classification, à tout étiquetage. Impossible de rattacher ce roman à un genre en particulier. Voilà peut-être sa plus grande richesse. Bien téméraire celui qui voudrait trancher que La Prison rose bonbon s’inscrit dans le fantastique, dans le fantasmagorique, dans le roman d’aventures ou policier, ou encore à la rigueur dans la science-fiction. Celui-ci passerait outre l’essence même du roman, qui est tout cela à la fois, sans en être tout à fait. Raymond Quatorze a effectivement imaginé un univers clos, autosuffisant, où la réalité se teinte de merveilleux, d’un merveilleux banalisé, car à Bamumbourg, ville dont l’épithète « étrange » serait un euphémisme hyperbolique, l’impossible règne comme les luthiers cambodgiens joueurs de boulingrin à la Tour de la Bourse. La Prison rose bonbon recèle des personnages inattendus, comme un géant géant, des enfants-oiseaux, des cadavres vivant une vie quasi normale (exception faite de l’odeur causée par leur état de putréfaction), un rat francophone « Iécheux » à la solde du très très très méchant Gardien suprême, l’immonde crapule à abattre.
À travers d’innombrables digressions jacqueslefatalistiennes, se dégage une intrigue qui tient de l’épopée. Dans cet univers chaotique, un journaliste, employé d’un rédacteur en chef sensationnaliste, entreprend d’aider les enfants-oiseaux à atteindre leur but : réintégrer la ville de Bamumbourg, d’où ils ont été bannis par leurs parents en raison de leurs malformations congénitales. Pour ce faire, il incombe à Raymond Quatorze d’exécuter la délicate et périlleuse mission de tuer tous les citoyens de la cité. Mais un obstacle majeur se dresse, incontournable : le Gardien suprême et sa « bande torve ». C’est donc une guerre à finir entre les deux camps. Une guerre où se trament des complots d’Iscariote pendable par la barbe, à moins qu’il ne s’agisse finalement que d’une « crise chronique » d’un paranoïaque psychopathe.
Riche d’une écriture postmoderne, d’un style hyperbolique dosé dans son excès, de trouvailles linguistiques qui charment à coup sûr le cerveau ramolli du lecteur, engourdi qu’il est par les redites banales de trop nombreux écrivailleurs, La Prison rose bonbon est un souffle, non ! un ouragan de folie littéraire que Cervantès, l’Arioste, Garcia Marquez, Ferron et même (surtout ?) le grand Rabelais auraient encensé.
Faisant référence dès le début de son roman aux Joyeuses aventures de Till Eulenspiegel, Raymond Quatorze organise une véritable fête des mots, un carnaval digne des plus folles ripailles linguistiques. La Prison rose bonbon ressemble à un cirque itinérant, vagabondant d’une situation à l’autre, où s’enchevêtrent de misanthropiques réflexions philosophiques.
Si la mort est un leitmotiv qui transit le roman d’un bout à l’autre sous formes de suicide, de meurtres, de génocide, de « congé du journal bien mérité au cimetière », d’amour fou pour Babeth, ce si beau cadavre vivant dont les membres se démembrent en raison du processus de décomposition bien entamé, la vie n’en est pas moins présente pour autant. Mais ici, je parle de la vie des mots, de la vie d’un texte qui n’a besoin que de l’œil du lecteur pour déployer son monde parallèle, pour naître et donner un sens à la littérature.
Simon DUPUIS