Jean-Pierre April, Chocs baroques (SF)
Jean-Pierre April
Chocs baroques
Montréal, Fides (Bibliothèque québécoise), 1991, 339 p.
Pourquoi est-ce baroque ? Est-ce parce que l’auteur tend à faire l’étalage de son langage, égrenant assonances, allitérations et néologismes ? Est-ce à cause de la variété de sujets et de tons ? Dans son introduction, Michel Lord suggère que l’esthétique baroque se distingue « par son anti-classicisme et son broyage des préoccupations et des discours sociaux actuels » (p. 10). Soit, voyons ce qu’il en est.
Le recueil débute par une nouvelle injustement négligée, « Dans la forêt de mes enfances » qui marie une structure finement construite à une prospective bien maîtrisée. Au fur et à mesure des réminiscences du narrateur, nous apprenons à connaître son passé et son père, l’écolomystique qui avait redonné vie à une forêt de frênes. Le portrait du père, partisan de la Renature – du retour à la nature – est si expertement réalisé que nous ne nous apercevons pas qu’il est incomplet et que le narrateur ne nous présente que le père et non l’homme. C’est le narrateur que nous voyons grandir, converti à la Néo-Nature – la manipulation de la vieille nature pour créer du neuf. La nouvelle s’achève sur une réconciliation posthume, le fils devenu père à son tour reprenant l’œuvre de son père. Le cycle s’est clos, naturellement.
À la sensibilité lyrique de cette première nouvelle fait suite « Impressions de Thaï Deng », plus acérée, plus mordante, plus désabusée. Le narrateur est « Indochino-Canadien », mal dans sa peau ; il se trahit en se décrivant, « Résultat : je parle cinq langues, aucune correctement. Je suis jaune, riche, canadien, mais je n’ai jamais su qui j’étais » (p. 50), révélant comment il se juge à l’aune de ceux qui se targuent de parler une (seule) langue « correctement ».
Échoué à Bangkok, il y a survécu grâce au klong, drogue des bas-fonds de la ville, et à ses talents d’informaticien qui lui valent d’être capturé par les soldâtes de Thaï Deng, la ville-sanctuaire des femmes et des enfants.
Thaï Deng fait face à des attentats dont il est chargé de trouver les responsables. Son enquête retient moins l’attention que les digressions sur l’histoire de la ville et les dialogues politiques avec des semi-dissidentes. Le succès de son enquête détermine cependant son expulsion ; sa descente du bassin fluvial vers Bangkok, en compagnie de quelques soldâtes, réveille de vagues échos d’un « Heart of Darkness » qui aurait été écrit à l’envers. Et c’est peut-être bien le monde extérieur qui est plongé dans la noirceur, à un tel point que l’on y croit que Thaï Deng est une ville imaginaire…
Un peu moins décousue, un peu plus épurée, ce serait la meilleure nouvelle d’April ; c’est déjà la plus mémorable.
« La Survie en rose » est simplement agréable. Sa narration rapportée par Flora Milane, « la grande dame du vidéo d’amour », lui confère le charme désuet de textes du dix-neuvième siècle. Il s’agit d’une histoire d’amour ironique, certes, entre le laborantin Chamanand Vernoux (« fils d’un diplomate français et d’une danseuse thaï ») et la doctoresse Eva Lee, spécialiste des greffes d’organes animaux à des humains. La pirouette finale d’April renouvelle gentiment le thème éculé.
« Télétotalité » est une nouvelle autrement ambitieuse, qui finit par exploser dans toutes les directions à force de vouloir trop en dire. Elle mérite peut-être à elle seule l’étiquette de « baroque » à toute l’anthologie. Elle met en scène des personnages appelés Donald Dick, Papa Pop, Marius May, Jimmy Johnson, Tayaout Théberge, Lebrunbrick, qui évoluent dans l’univers de la TD, la Télé-Directe et Tri-Dimensionnelle. Certains apprécieront peut-être l’invention langagière, le rythme effréné permis par l’usage de nombreux dialogues et les rebondissements incongrus en série. D’autres n’y verront peut-être qu’un fatras dont seul un universitaire extrairait un sens plus qu’anecdotique.
D’autres préféreront passer à la nouvelle suivante, « Le Fantôme du Forum » qui a à peine vieilli, même si ce n’est pas le cas du Démon blond. L’histoire de Gasse Ratté, vieux vagabond de Montréal dont les pouvoirs « téléclikétiques » avivés par l’ingestion de bière lui permettent de veiller sur le club de hockey du Canadien composé de clones de Guy Lafleur, est un divertissement pur comme peu savent en écrire. Le conte est parfaitement équarri, le ton juste, sans un mot en moins ou en trop. Un plaisir.
« Canadian dream » demeure une nouvelle marquante, dont je ne révélerai pas la superbe chute finale. Même si Lord y voit une « charge politique » adressée « de toute évidence » au Canada, l’écriture d’April échappe aux particularismes locaux et cette uchronie critique les illusions de tous les nationalismes. Le protagoniste, Robert Langlois (« l’anglais » !) est un stagiaire canadien en Afrique que l’on envoie rencontrer un griot qui raconte comment Cartier découvrit le Canada au Cameroun. Pour mettre la main sur l’or et les diamants du Cameroun, Cartier aurait situé son Canada outre-Atlantique afin de brouiller les pistes… L’uchronie est valable, mais n’est pas développée avec rigueur – que vient faire la ville de Montriall dans un Canada qui n’existe pas ? – et c’est l’ambiance fantastique créée par l’auteur qui lie le tout.
Troisième nouvelle dans cette suite du début des années quatre-vingt, « Le Vol de la ville » a un sens satirique évident, même s’il désigne l’enlèvement dans l’espace de toute la ville de Moréal par les Maïaniens, des extraterrestres ! Le protagoniste est le jeune Jiouib, descendant de Maïaniens, d’humains et de mutants, à qui sa mère raconte l’histoire pleine de verve et d’allusions du vol de Moréal. Le destin douloureux de Jiouib se superpose sans grincements à l’aventure d’un stade. Un classique mineur, tant que la légende de Drapeau vivra.
Par contre, dans « Il pleut des astronefs », les gags versent dans la facilité, dès la scène initiale avec un pope orthodoxe qui prêche en latin, qui porte un patronyme russe féminin et qui est surnommé Porc Frit. Le reste de la nouvelle, qui ne rate pas une occasion de prendre le contre-pied systématique des pratiques scientifiques, accumule les pitreries et s’achève en queue de poisson. Il y avait pourtant une intention écologique. On sourira la première fois, mais gare à la seconde.
Les choses ne s’améliorent qu’un peu dans « Le Mémoribond et le neurobot ». La nouvelle ne manque pas de mérite, mais ce sont les deux premières pages qui rachètent le reste car le texte est déséquilibré par l’importance accordée au jargon et aux explications scientifiques. Le thème de l’oubli et de la redite est ressassé plus qu’il ne le faut, et les explications ne font que reprendre en détail des articles de vulgarisation sur la maladie d’Alzheimer que les lecteurs avertis auront déjà lus… April manie avec aisance et même originalité les vocables scientifiques, mais il en fait trop et méconnaît ses idées les plus fortes.
Le recueil s’achève avec l’excellente nouvelle « Coma 123, automatexte » qui pétille d’un humour plus subtil et témoigne d’un équilibre plus assuré. Les mises en abyme se succèdent. Dans un futur indéterminé, l’écrivain Yan Malter découvre qu’il est une création de l’écrivain Jean-Pierre April. Aurait-il enfin renoué contact avec la réalité ? April joue en virtuose sur les vertiges narratifs…
Les textes rassemblés illustrent les œuvres les plus mûres d’April. Comme Daniel Sernine dans Boulevard des étoiles, April a effectué quelques changements mineurs pour restituer une certaine actualité à ses nouvelles ou introduire des allusions à Marie-Lune Morneau, héroïne de « La Musique du silence », nouvelle d’April et de Denis Côté. Chocs baroques rappelle avant tout l’étendue du talent d’April. SF écologique et politique, textes à chutes et farces rabelaisiennes, uchronies et satires déguisées, SF dure et SF expérimentale – il a tâté de tout et peu ont égalé sa variété. Même si toutes les nouvelles qui s’y trouvent ont déjà été publiées, et plutôt deux fois qu’une, c’est un recueil qu’il faut recommander.
Jean-Louis TRUDEL