Emmanuel Aquin, Désincarnations
Emmanuel Aquin
Désincarnations
Montréal, Boréal, 1992, 205 p.
La haine et la méchanceté deviennent-elles à la mode ? En tout cas, on parle volontiers d’elles par les temps qui courent, quand on ne leur donne pas carrément la parole. Je pense aux films Tati Danielle et La Vieille qui marchait dans la mer qui montrent tous deux une vieille quinteuse mangée de l’intérieur par une méchanceté débridée qu’elle vomit à la face du monde. Et nous d’en rire, bien sûr, parce qu’on pardonne toujours tout aux personnes âgées. Je pense aussi au jeune narrateur du roman de Jean-François Chassay, Obsèques (1991), qui oppose une haine au monde entier faute de savoir quoi en dire. Là, j’ai ri un peu moins, parce que la haine, quoi qu’on dise, n’est pas drôle quand elle n’est qu’une pure gratuité intellectuelle. En vérité, la haine ne m’a jamais fait rire, quelle que soit la forme qu’elle revête. Mais qu’est-ce qu’elle fait réfléchir ! La haine, je crois, c’est comme l’amour, certains s’y accrochent parce que c’est la seule vérité qu’ils aient trouvée pour eux-mêmes. Toujours est-il que si je parviens à pardonner la malveillance septuagénaire, je reste franchement estomaqué devant celle, d’une cruauté sans nom, d’un gosse de moins de neuf ans qui ne trouve rien de mieux à faire que donner libre cours à une rage haineuse invraisemblable, sous prétexte que son petit cerveau renferme une intelligence précoce. Moi, je parlerais davantage d’une bêtise précoce.
Le second roman d’Emmanuel Aquin, Désincarnations, m’a pris de court. C’est un sacré défi que s’est lancé le jeune écrivain de 23 ans : raconter à la première personne l’histoire d’un petit morveux hystérique au cortex exceptionnellement athlétique, dont le dérèglement pathologique, qui tient de la folie dostoïevskienne, le poussera à libérer par tous les moyens la « rage créatrice » dont il se sent habité. Il le trouvera, le moyen : la vengeance et l’assassinat deviendront vite à ses yeux l’ultime expression artistique de sa supériorité et de sa différence, et devraient, clame-t-il à qui veut l’entendre, « être reconnu[s] au même titre que la peinture et l’écriture ». Aussi se résignera-t-il volontiers à éprouver l’angoisse propre à « l’artiste incompris ». Et les cadavres de s’amonceler sur son passage, comme autant de respectables œuvres d’art. René Char a dit : « On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain » ; il n’avait pas précisé qu’avant d’en sortir, rien ne s’y opposait.
Le point de vue est résolument caricatural, du moins on l’espère. Mais il ne s’agit pas ici de poser comme donnée initiale une situation irréaliste et de la développer par la suite d’une manière parfaitement réaliste et logique, si bien qu’on en oublierait l’invraisemblance de départ pour n’en retenir que sa dimension allégorique (c’est là, chez Italo Calvino par exemple, un tour de force fréquent).
Non, l’invraisemblance court sur toutes les pages, notre esprit s’y heurte comme contre un mur, si bien que l’intention de l’auteur finit par sombrer dans un brouillard à couper au couteau.
Quel est donc le propos d’Aquin ? Je n’en ai pas la moindre idée. Des réflexions redondantes sur la lutte entre la chair et l’esprit tâchent de donner quelque épaisseur métaphysique à ce môme que Aquin ne cherche certainement pas à humaniser. Pas plus que n’y parvient la littérature, du reste, dont le petit est féru (j’ai noté : Verne, Tolkien, Maupassant, Camus, Poe). Si les Belles Lettres ont pour fonction, comme on s’entend à le croire, d’humaniser l’homme, Aquin montre en revanche qu’elles peuvent, non seulement faillir à la tâche, mais éveiller le Jack l’Éventreur qui dort au creux du lecteur.
En fait, ce détestable personnage permet à l’auteur d’aborder un thème qui semble lui être cher, celui de la précocité, de l’intelligence vue comme un handicap. Mais de quelle intelligence parle-t-on ? De quelle lucidité ce petit garnement se croit-il possesseur ? « Il avait l’air un peu plus con mais beaucoup plus sympathique. Plus humain » dit-il vers la fin à propos de son psychothérapeute. Faut-il comprendre qu’il y a divorce entre la bienveillance qu’on peut éprouver pour autrui et l’intelligence ? Si oui, je renonce dès aujourd’hui à mon droit d’être intelligent.
Fabien MÉNARD