Michel Dufour, Passé la frontière, Jean-Pierre Cannet, La Lune chauve, Jean Pelchat, Le Lever du corps (Hy)
Michel Dufour
Passé la frontière
Québec, L’Instant même, 1991, 103 p.
Jean-Pierre Cannet
La Lune chauve
Québec, L’Instant même, 1991, 106 p.
Jean Pelchat
Le Lever du corps
Québec, L’Instant même, 1991, 124 p.
L’Instant même est une maison d’édition québécoise spécialisée dans la nouvelle, un genre littéraire malheureusement trop souvent négligé par les grands éditeurs de Montréal ou de Paris. Dans le domaine de la science-fiction et du fantastique en particulier, la nouvelle a toujours occupé un rôle de premier plan, et plusieurs de ses auteurs les plus connus ont fait leurs premières armes dans les revues spécialisées, par le biais de la nouvelle. Certains, tels Ray Bradbury ou Harlan Ellison, sont même parvenus à atteindre la célébrité, essentiellement sur la foi d’une œuvre de nouvelliste.
Ceci dit, à une époque où les romans de 500 pages semblent avoir la faveur du public, il peut apparaître téméraire pour une maison d’édition de se cantonner dans un genre qui, malgré ses nombreux mérites littéraires, n’a malheureusement jamais réussi à rejoindre un public très vaste. Avec au-delà d’une vingtaine de titres dans son catalogue. L’instant même a donc brillamment relevé le défi qu’elle s’était donnée. Il commence d’ailleurs déjà à se dessiner un « style Instant même », ce qui atteste indéniablement de l’influence de la maison chez les écrivains québécois. Trois recueils publiés récemment illustrent certains des défauts et des qualités qui caractérisent la nouvelle telle que pratiquée par ses auteurs.
Dans Passé la frontière, Michel Dufour renoue avec le genre qui avait fait le succès de son premier recueil. Circuit fermé, publié en 1989 chez le même éditeur. Des textes courts, à chute, qui révèlent en quelques paragraphes une imagination tout à fait débridée et un rien tordue. Un brin de satire sociale pimente certains textes, comme « L’Ordre » ou « Basse-cour », tandis que d’autres reposent davantage sur un suspense tout ce qu’il y a d’hitchcockien, l’humour noir se mêlant à une tension soutenue. « L’Une l’autre » et « Liaison téléphonique » en particulier, m’ont rappelé dès les premières phrases certains épisodes des vieilles séries télévisées américaines Twilight Zone et Alfred Hitchcock Presents. C’est la réalité à la dérive que nous décrit ici Michel Dufour, et les personnages que l’on croise au fil des pages ne sont bien souvent que des prétextes pour donner libre cours à son imagination, fertile en rebondissements de toutes espèces. Les deux premières sections du livre s’inscrivent d’ailleurs à l’enseigne de cet hyperréalisme teinté d’absurde que semblent affectionner de plus en plus les écrivains québécois, tandis que les deux dernières versent carrément dans le fantastique urbain, comme le pratiquent Anne Dandurand ou, parfois, Daniel Sernine.
Pour l’amateur de science-fiction et de fantastique, la seconde moitié du recueil recèle donc plus d’intérêt. Il y a même un petit quelque chose de Stephen King dans des textes comme « Bienvenue dans le CDA » ou « Le Corps décapité » une nouvelle tout à fait savoureuse, dans laquelle le narrateur nous fait part de ses états d’âme après s’être réveillé littéralement en morceau, son corps dispersé à la grandeur de son appartement. La science-fiction fait acte de présence dans deux courts textes extrêmement bien ficelés : « Nébulosité contagieuse » et « La Face du ciel ». Comme dans la plupart des œuvres de science-fiction québécoises, toutefois, la science proprement dite y est quelque peu escamotée, mais on y retrouve néanmoins le souffle créateur de la belle époque de Bradbury, qui parvenait à nous faire rêver à partir de rien. « Les Ramoneurs de la nuit », enfin, constitue sans conteste la réussite du recueil. Un texte d’à peine trois pages, mais dans lequel l’auteur suggère les contours d’un monde mystérieux, à la lisière du nôtre, et qui le croise parfois, la nuit venue. C’est ce pouvoir d’évocation, assez singulier en ce qu’il s’exerce dans le cadre de récits de trois ou quatre pages, qui permet aux histoires de Michel Dufour de s’élever au-delà de l’anecdote et d’envoûter le lecteur. L’humour noir qu’affectionne Dufour désamorce parfois des situations dramatiques dont le potentiel reste inexploité, mais il demeure que dans l’ensemble. Passé la frontière offre une brève incursion dans un imaginaire riche et toujours étonnant.
Dans La Lune chauve, Jean-Pierre Cannet, nouveau-venu sur la scène littéraire dont un premier texte fut primé en 1989 lors du concours de nouvelles de Montreuil et de l’Office franco-québécois de la jeunesse, puis publié dans l’excellente anthologie En une ville ouverte (toujours chez L’instant même), nous offre une série de tableaux impressionnistes teintés de fantastique et d’un sentiment de désespoir qui confère au recueil tout entier un caractère sombre et trouble. Le texte primé en 1989, « La Grande Faim dans les arbres », demeure la pièce maîtresse du livre. Ce récit d’une famille qui quitte la campagne éloignée pour rejoindre un fils mythique qui travaille comme élagueur en ville révèle en effet des talents de conteur surprenants. Véritable « cour des miracles », la ville qu’il nous décrit apparaît comme un endroit perdu, à la dérive entre un passé médiéval et un futur industriel incertain. Vraiment un excellent texte. Les autres nouvelles composant ce recueil, sans atteindre le même niveau, demeurent fort correctes et suggèrent le potentiel de Jean-Pierre Cannet.
La nouvelle éponyme, de même que « Le Grand Labeur » s’inscrivent dans une lignée purement fantastique, et nous confrontent à des scènes fortes, où le sang et la violence colorent les personnages et la nature qui les entoure. Ce dernier texte, en particulier, repose sur un concept très singulier, alors que nous observons les derniers survivants d’une guerre interminable être conscrits pour littéralement « remorquer la mer » jusqu’à leurs berges. Il s’agit sans contredit du récit le plus étonnant du livre.
Les autres nouvelles, tout en étant écrites correctement, manquent de souffle et d’originalité. Ainsi, « La Gangrène », « Chant de tir » ou « L’Ouvre-gorge » reprennent des thèmes mille fois utilisés sans vraiment les renouveler. Du fantastique moderne qu’on retrouve dans la plupart des best-sellers américains du genre.
L’écriture de Jean-Pierre Cannet se caractérise par une violence constante et des sentiments exacerbés, qui rappellent le fantastique insolite d’Harlan Ellison ou, plus près de chez nous, d’Anne Dandurand. Décor urbain en décomposition, famille éclatée, enfants tués et tueurs, tout contribue à créer un climat macabre qui, s’il séduit d’abord, devient lassant à la longue. À force de chercher les images saisissantes, Cannet néglige en effet ses personnages, ce qui crée une impression de distanciation chez le lecteur. Heureusement, le recueil se termine par « La Grande Faim dans les arbres », qui s’empare de force de notre attention, sinon on tournerait la dernière page avec un vague sentiment d’indifférence, agacé et déçu d’avoir été ainsi abandonné à mi-chemin par l’auteur. Un bon recueil, néanmoins, mais Jean-Pierre Cannet gagnerait sûrement à varier davantage ses thèmes et son style en vue du prochain.
Enfin, avec Le Lever du corps, Jean Pelchat nous propose le recueil le plus audacieux sur le plan de la structure narrative, mais malheureusement le plus décevant sur le plan de l’écriture. Le livre comporte cinq titres, mais dont deux ne servent en réalité que d’introduction et de conclusion, tandis qu’un autre n’est que ça, un titre, sans texte qui l’accompagne. L’attrait de ce livre réside dans le fait que nous apprenons à mi-chemin que ces textes ont été écrits par l’un des personnages rencontrés dans « Le Balai », long récit qui occupe près de 80 des 125 pages du recueil.
Il s’agit donc du « livre dans le livre », un jeu auquel se sont déjà prêtés de nombreux auteurs dont, tout récemment, Paul Auster, avec sa Trilogie new-yorkaise. Mais n’est pas Paul Auster qui veut, et malgré le côté amusant du procédé stylistique employé par Pelchat, il ne réussit jamais vraiment à susciter notre intérêt. Le problème réside essentiellement dans le fait que Pelchat se révèle incapable de créer une atmosphère susceptible d’en voûter le lecteur et de l’intéresser à ce puzzle intellectuel. Dans ses romans, Auster se prête à toutes sortes de réflexions sur le rôle de l’écrivain, sur les rapports entre la réalité et la fiction, mais tout cela contribue à instaurer un climat de mystère qui permet au lecteur de vraiment goûter l’intelligence de la structure narrative. Dans Le Lever du corps, au contraire, les observations de l’auteur sur l’art ou les relations humaines apparaissent comme des cassures dans le fil narratif, et privent le récit du souffle dont il avait besoin.
Jean Pelchat possède indéniablement une imagination riche, comme le révèle « Améritanie », l’autre texte plus substantiel du recueil, mais il manque malheureusement à son écriture l’émotion requise pour permettre au lecteur de jouir pleinement de cette imagination. Pour l’instant, les phrases de Pelchat glissent devant nos yeux comme de beaux objets, que l’on admire mais qui ne nous captivent jamais vraiment.
Cette absence d’émotion est d’ailleurs une caractéristique que l’on retrouve, à des degrés plus ou moins importants, dans la plupart des recueils publiés par L’instant même. Le style de l’auteur et la richesse des histoires nous y font parfois passer outre, comme dans le cas des livres de Cannet ou de Dufour, mais il demeure inquiétant que tant de nouveaux auteurs privilégient une écriture dépouillée de toute émotion, qui ne fait appel qu’à l’intellect. Sans verser dans la sentimentalité facile, il me semble en effet que plusieurs d’entre eux y gagneraient à tendre ainsi la main au lecteur, à lui proposer davantage qu’une esquisse de personnage ou qu’une amorce d’histoire.
En définitive, donc, L’instant même poursuit avec ces trois recueils la tâche difficile qu’il s’est fixée, soit de faire connaître la nouvelle à un public grandissant. Avec l’expérience, toutefois, il est à souhaiter que la maison intensifie son travail d’édition, afin de corriger les lacunes stylistiques et narratives qui affligent parfois la prose de ses nouveaux auteurs. L’indifférence n’est en effet jamais un bon sentiment à inspirer à un lecteur.
Jean-Philippe GERVAIS