Daniel Sernine, La Couleur nouvelle (Fa)
Daniel Sernine
La Couleur nouvelle
Montréal, Québec/Amérique (Clip #9), 1993, 154 p.
Pour la seconde fois, les Éditions Québec/Amérique offrent à leurs jeunes lecteurs un remaniement d’œuvres publiées à l’origine pour le public adulte, et qui ne sont plus disponibles. Ce que je me demande, c’est si ce mouvement de réédition, amorcé en 1991 avec N’Ajustez pas vos hallucinettes, découle d’une volonté consciente de réactualiser les œuvres d’auteurs majeurs en SFQ, ou s’il ne résulte que d’un hasard. Quoi qu’il en soit, il s’agit, avec La Couleur nouvelle, d’une chance de relire ou de découvrir les Sernine de la première heure. Rappelons simplement que les textes de ce recueil sauf « Une Douleur nouvelle » qui constitue un inédit ont été publiés il y a quatorze ans dans le recueil Les Contes de l’ombre (Éditions Sélect, 1979), c’est-à-dire à peu près au moment où naissait la majorité des lecteurs de la collection Clip ! Comment ces lecteurs accueilleront-ils des textes d’un fantastique que l’on a déjà qualifié de « gothique » ? Pour avoir fréquemment effectué des rencontres en bibliothèque, je sais que toutes les campagnes de sensibilisation du monde peuvent bien réclamer le retrait de la violence à la télé, les ados, eux aiment avoir peur — ils adoreront La Couleur nouvelle. Ils apprécieront ces destins inéluctables, cette atmosphère sombre, la beauté parfois dérangeante de certaines images.
Ce qu’il y a d’intéressant dans la juxtaposition de ces textes, c’est de voir ressortir le procédé créateur de fantastique chez Sernine, cette lente descente aux enfers à travers une série d’épreuves d’autant plus effrayantes que les motifs de cette dégringolade demeurent toujours inexpliqués. Ce procédé générateur d’angoisse ou parfois simplement d’étrange (voir « Le Canal ») apparaît avec plus de netteté dans certains textes, à mon avis les mieux réussis.
Inéluctable et inexpliqué, donc, s’avère le destin du peintre Beaumarchais qui, dans la très belle « Maison de l’éternelle vieillesse », se trouve pris au piège de l’immortalité, mordante ironie pour le destin d’un artiste ! Cherchant à peindre des demeures anciennes, Thomas Beaumarchais découvre, aux limites de la ville, une vieille maison dont les occupants ne sortent jamais, ne sont jamais approvisionnés en vivres ni en combustible. Intrigué, Beaumarchais s’introduit dans la demeure pour se rendre compte peu à peu que le temps bégaie : les occupants répètent inlassablement les mêmes gestes lors d’une même journée qui recommence à l’infini – et les curieux qui pénètrent dans cet intérieur mystérieux n’en ressortent jamais.
Le temps, on le sait, voilà l’un des thèmes favoris de Daniel Sernine, qui nous a déjà donné Les Méandres du temps, le magistral Chronoreg, et qui vient de mettre la dernière main au recueil Sur la Scène des siècles. Cependant, ici le temps devient l’ennemi : il n’est pas, comme dans Chronoreg, un allié que le personnage principal tenterait d’exploiter à son avantage pour sauver sa propre vie et celle d’un être cher. Dans « La Maison de l’éternelle vieillesse », le temps paraît hors de contrôle, ou plutôt, le lecteur comme le personnage principal ignoreront toujours qui en possède le contrôle. Résultat : Beaumarchais vivra éternellement, mais il restera cloîtré dans la maison, prisonnier d’un cercle de répétitions mesquines qu’il ne pourra briser, condamné, pour se nourrir, à picorer comme un voleur dans l’assiette de chaque convive. Il subsistera, pensionnaire clandestin d’une maison où personne ne se rendra jamais compte de sa présence, pour voir inéluctablement se lever le même matin.
Chez Sernine, l’horreur est rarement une affaire sanglante, tripes à l’air et massacre à la scie. Sauf peut-être dans « Derrière le miroir » et encore, il s’agit de cauchemars. Le sommet de l’horreur, au contraire, est ici atteint lorsque triomphe le silence, le non-dit, l’inexpliqué. Ainsi en est-il de « La Tour du silence » où le lecteur – tout autant que le narrateur – ignore la raison de la vengeance implacable dont le narrateur Frédéric est la cible et qui constitue le climax de l’œuvre. À la recherche de solitude, Frédéric s’est enfoncé un peu trop loin dans la lande déserte, il s’est rendu au-delà de la route, jusqu’à une tour sombre qui semble littéralement exhaler le silence (ah, les descriptions !). Ayant involontairement interrompu une étrange cérémonie, Frédéric voit sa vie (et son appartement) envahis par des entités immatérielles résolues à se venger de son intrusion. L’inéluctabilité de la sentence (de mort ? de torture ?) est bien rendue par la beauté terrible des images.
Cette poésie de l’horreur (dont Sernine s’est déjà montré le maître avec « Pluies amères » dans les pages de Solaris) on la trouve également dans « Ceux qui peuplent le ciel » où un artiste, qui vivait à l’abri d’une cave calfeutrée, a suivi un tunnel ouvert sous sa cheminée pour déboucher en plein champ, sous la menace du ciel. Ce texte s’avère une totale réussite pour deux raisons principales : d’abord parce que le style romantique y est en parfaite harmonie avec le contenu, ensuite parce que Sernine y crée un effet de contraste plutôt saisissant, puisque le décor qui devrait évoquer l’angoisse (obscurité, sous-sol) est décrit comme rassurant, alors que les éléments réconfortants (soleil, plein après-midi) y deviennent cause d’effroi. Dans « Ceux qui peuplent le ciel » l’ombre et la nuit n’ont rien de menaçant, elles sont protectrices, la cave est un refuge douillet. C’est le soleil qui constitue l’ennemi ; la belle journée ensoleillée cache en fait un ciel peuplé de créatures malveillantes. Créer l’horreur à partir de ce qui sécurise habituellement le lecteur, voilà la réussite.
Plus intrigant qu’effroyable, « Le Canal » entraîne le lecteur dans le domaine de l’étrange. On y fait la connaissance de l’inspecteur Grimal, qui enquête sur une série de suicides ayant tous pour décor le bord du canal dans un quartier miséreux, où seule une riche propriété, protégée par de hauts murs et des barbelés, semble abriter le bonheur. L’inspecteur Grimal comprend bien ce qui a poussé tant de désespérés à se jeter dans le canal – il le comprend trop bien. Cette maison prospère a-t-elle un lien avec le phénomène qui transforme le canal en miroir des rêves ? Même si la finale possède l’inéluctabilité des autres textes, même si le miroir des rêves n’est qu’un miroir aux alouettes, entraînant la mort de ceux qui osent s’en approcher, le texte possède une sérénité de ton toute nouvelle – mais tout aussi dérangeante.
Quant à l’unique inédit du recueil (l’unique, mais non le moindre !), si le procédé de narration y fait toujours appel à l’inexpliqué (les visions d’Anne-Lise et ses douleurs) par contre le destin n’a plus rien d’inéluctable, le don d’Anne-Lise lui permettant par ailleurs de modifier le cours des événements.
« Une douleur nouvelle » présente en effet une conception du fantastique différente de celle des autres textes, comme pour bien marquer l’évolution de l’auteur depuis ses débuts. La solitude, si chère aux autres narrateurs, est ici perçue comme un fardeau par Anne-Lise, fardeau provoqué par ses dons particuliers, des dons qui rendent d’ailleurs l’intrigue plus complexe car toute en nuances. Rien n’est jamais blanc ou noir, bon ou mauvais : le don de vision (la capacité de voir des mondes inconnus), est certes agréable, mais il confine Anne-Lise à la solitude, puisque la jeune femme ne trouve personne avec qui partager cette connaissance.
Par contre, la prémonition, dont l’approche est annoncée par une douleur physique est, pour sa part, génératrice de bienfaits puisqu’elle permet de sauver des vies et tirera Anne-Lise de sa solitude.
Le contraste est d’autant plus grand avec les textes précédents que, si les prémonitions d’Anne-Lise semblent suivre une lente progression vers un climax (constitué par sa rencontre avec le jeune véliplanchiste), la conclusion ne sera pas mortelle, au contraire, elle permettra à Anne-Lise de trouver quelqu’un avec qui partager ses visions.
Par ailleurs, Sernine s’amuse dans « Une douleur nouvelle » à créer un effet en miroir (et d’ailleurs, la nouvelle intitulée « Derrière le miroir » se situe au centre du recueil). Lors des visions d’Anne-Lise apparaissent des couleurs nouvelles indescriptibles avec les mots de notre monde (c’est justement l’incapacité à décrire ces couleurs qui amène Anne-Lise à taire ses visions). On devine que, par ces couleurs nouvelles, le dernier texte fait écho à la nouvelle d’ouverture où l’apparition d’une sphère d’une couleur inconnue annonçait (et même provoquait) la mort du personnage principal. Dans le miroir de ce texte, c’est le soleil qui efface l’ombre : autant « La Couleur nouvelle » possédait une atmosphère lourde, étouffante, autant « Une douleur nouvelle » présente des images au lyrisme époustouflant. C’est aussi la mort qui observe la vie : le fait que le don d’Anne-Lise lui serve à sauver des vies plutôt qu’à causer sa propre mort, donne un ton indiscutablement optimiste à ce texte, et démontre que Daniel Sernine a parcouru pas mal de chemin depuis Les Contes de l’ombre.
Francine PELLETIER