Daniel Sernine, Les Portes mystérieuses (Fa)
Daniel Sernine
Les Portes mystérieuses
Saint-Lambert, Héritage (Échos), 1993, 238 p.
Bien que publié chez un autre éditeur que La Couleur nouvelle, le recueil Les Portes mystérieuses pourrait être qualifié de suite à ce premier titre paru plus tôt cette année chez Québec/Amérique et commenté en ces pages par votre humble servante. Une suite ? Pourtant, Les Portes mystérieuses ont bien plus à offrir qu’une nouvelle présentation des Contes de l’ombre : le thème commun, celui des portes, d’une ouverture soudaine sur le surnaturel, leur donne un éclairage inédit. Une porte, en effet, n’est-ce pas la fin et le début, le départ et le retour, le rappel du passé et le symbole de l’avenir ? Une porte, un seuil, c’est le moment du passage, quand tout peut arriver, même le pire.
Œuvre dense et très travaillée, Les Portes mystérieuses offre au lecteur à la fois une diversité dans les intrigues (et dans le genre fantastique lui-même), et une unicité lorsque les textes se répondent les uns aux autres, comme « Tu seras le septième » qui vient expliquer – si l’on peut dire – les crimes horribles auxquels assiste le personnage principal de « La Porte mystérieuse » De même, le lecteur retrouvera avec bonheur la Mireille du texte éponyme, devenue adulte, dans le très beau « Maure à Venise ».
Cependant, aussi paradoxal que cela puisse paraître dans le cas d’un recueil regroupant des textes autour d’un même thème, ceux-ci sont intéressants à cause de la diversité de ton et de genre. On y trouve des textes du Sernine « ancienne manière » que j’évoquais à propos de La Couleur nouvelle : les personnages principaux y connaissent un funeste destin, inéluctable autant qu’inexpliqué, et l’innocence autant que la duplicité y sont punies (l’innocence d’un Gabriel ou d’un Jalbert s’opposant à la maturité des gardiens de cimetière dans « Le Veilleur dans le tombeau » ou à la malignité des « héros » de « L’Exhumation »). Ces textes sauront certainement séduire les amateurs d’épouvante et raviront les puristes du genre, puisque le fantastique s’y exprime encore dans le registre classique, la conclusion pouvant souvent s’expliquer à la fois de manière rationnelle et irrationnelle : après tout, Jalbert est un simple d’esprit et les exhumeurs de cadavre peuvent s’être laissés terrasser par leur sentiment de culpabilité.
À noter le fait que, contrairement aux textes dits classiques de La Couleur nouvelle, la plupart de ces nouvelles « ancienne manière » profitent d’une certaine intemporalité, l’époque n’étant jamais précisée (même si on y trouve parfois des lampes à huile mais c’est tellement plus « épeurant » comme ça !).
Plus intéressants encore, à mes yeux de lectrice adulte, sont les textes plus longs qui se démarquent du schéma classique. Leur principal propos n’est pas de susciter le doute mais de créer un véritable récit d’aventure, où le héros peut périr, certes, ou tout au moins en sortir transformé, mais dans le cadre d’un récit qui présente une intrigue, des péripéties, et non une simple marche vers le destin. C’est le cas de « La Porte mystérieuse » qui, avec « Tu seras le septième » forme presque un miniroman à l’intérieur du recueil. L’intrigue de « Tu seras le septième » avec son rythme haletant, en fait plus un thriller qu’une nouvelle fantastique, malgré son appartenance indéniable à ce dernier genre. Sernine y règle le cas du père Wenceslas de « Petit Démon » [Dans Quand vient la nuit, Le Préambule], mais le sacrifice du religieux prend un sens presque positif, du fait qu’il constitue une victoire sur un redoutable démon.
Intéressant aussi le thème secondaire de la culpabilité, dans ces deux textes : si la finale de « La Porte mystérieuse » paraît d’abord révoltante – parce qu’un honnête homme y trouve la mort pour avoir voulu mettre fin à une série d’homicides –, la conclusion s’avère beaucoup plus subtile : même innocent, Nicolas n’est-il pas coupable de n’avoir pas fui après la première vision, d’avoir obéi à une fascination morbide, d’être demeuré dans cette maison mystérieuse en sachant fort bien qu’il ne résisterait pas à l’appel de la porte, donc coupable de voyeurisme ? Dans « Tu seras le septième », Olsen met fin à ses jours précisément pour échapper au pouvoir du médaillon, parce que la culpabilité est trop lourde pour ses épaules, alors que Wenceslas, lui, ne ressent aucune culpabilité. Les meurtres auxquels il s’est livré, il ne les regrette pas, ils ne sont qu’accessoires : Wenceslas pense à long terme, il cherche à éviter la prochaine série de meurtres, celle qui aura lieu inévitablement, dans neuf ans et demi, s’il ne parvient pas à vaincre Idralfas.
Par contre, aucune culpabilité n’effleure Simon, lorsqu’il perd « La Pierre d’Érèbe ». Il s’agit là encore d’un texte de pure aventure, avec fuite, poursuite, attaque d’un archer qui n’a rien de surnaturel. Bref et trépidant, ce texte est magnifique par son atmosphère très « Mystères de Paris », où la pauvreté et le sordide constituent un ressort romanesque. Une histoire pareille ne peut prendre place que dans le passé, pour son côté sombre et mystérieux.
Atmosphère d’époque, aussi, dans « Belphéron » qui évoque pour sa part les aventures d’Arthur Gordon Pym, avec ce voyage en bateau sur un fleuve qui pourrait être le bout du monde, un fleuve sans commune mesure avec notre Saint-Laurent pollué, un fleuve aux profondeurs abyssales d’où peuvent surgir des entités innommables.
Mais c’est décidément dans le modernisme que les intrigues de ce recueil atteignent leur qualité la plus haute. Aujourd’hui, ce ne sont plus de simples nouvelles fantastiques, que nous livre Sernine, ni même des récits d’aventure : ce sont des histoires complexes, approfondies, où les personnages prennent une dimension romanesque. Certes, les textes plus anciens ont été relus et retravaillés tant de fois qu’ils ont atteint une perfection de style qui est moins évidente dans « Les Portes mystérieuses », où les structures de phrases sont plus sèches, parfois moins évocatrices, du moins dans les premières pages. Mais quel contraste dans l’intrigue ! C’est par son contenu que « Les Portes mystérieuses » s’avère le plus intéressant. Sernine y explore de nouveaux lieux : on quitte Neubourg pour Paris, avec la même excitation que ces deux jeunes femmes parties à la découverte de la Ville Lumière. Puis, c’est l’angoisse, sourde, mais plus légère que dans les textes de facture classique. Les apparitions répétées de Mamie Mireille nous poussent à craindre le pire et, pourtant, c’est la fin de l’inéluctabilité : le futur peut être modifié, les éléments surnaturels deviennent, comme dans « Une douleur nouvelle » (dans La Couleur nouvelle), les avertissements d’un danger à venir plutôt que les signes d’un destin implacable. Sans oublier cette étrange sérénité face à la mort que l’on retrouve auprès des deux nouvelles héroïnes de Sernine, la Mireille des « Portes… » et l’Andrée-Anne de « Maure à Venise »
Ce dernier texte, si judicieusement placé à la fin du recueil, je l’ai lu et relu, fascinée par la beauté des images que Sernine sait y faire naître, attirée par la mélancolie de l’atmosphère qui règne dans cette Venise aux prises avec les hautes eaux, non pas une Venise engloutie, triste et vaincue, mais une Venise quotidienne, riante au soleil, où la vie continue malgré la montée des eaux. Un texte beau comme un poème, comme le serait un album de la photographe Mireille, nous montrant Venise à la fois sous un angle mélancolique (la montée des eaux) et avec un regard attendri. J’ajouterais : le regard affectueux que l’auteur semble porter à ses personnages.
Le meilleur texte du recueil n’est pas un texte facile (je me demande d’ailleurs comment il sera accueilli par les amateurs d’épouvante), c’est un texte de réflexion sur la mort, sur la beauté (en référence au Mort à Venise de Thomas Mann), un texte où l’auteur nous fait partager sa vision d’un coin du monde, presque un hymne à la vie, si à l’opposé du Sernine habituel, mais proche des œuvres plus récentes de cet auteur en pleine maturité : « La Fourgonnette psychédélique » (dans Par chemins inventés), « Une douleur nouvelle » (dans La Couleur nouvelle) et « Les Portes mystérieuses » sont tous des textes où l’horizon semble s’éclaircir plutôt que s’assombrir, où la vie humaine est servie et non détruite par l’usage des éléments surnaturels. Alors que dans la série SF de l’auteur, la série Argus, l’élément extérieur, interventionniste et salvateur de l’humanité a tendance à se nuancer de gris, devenant faillible, générateur de ses propres dangers, l’élément extérieur des récits fantastiques de Sernine, c’est-à-dire l’intervention du surnaturel dans le quotidien, devient un élément rédempteur, redresseur de vie brisée.
Une œuvre d’espoir.
Francine PELLETIER