Joël Champetier, La Mémoire du lac (Fa)
Joël Champetier
La Mémoire du lac
Montréal, Québec/Amérique (Sextant 3), 1994, 294 p.
Le propre de l’horreur consiste à faire surgir à la lumière les peurs profondes et ataviques de l’être humain comme une nausée remonte du fond des tripes. Si vous me dites que vous n’avez jamais tremblé à l’idée que votre « minoune » se transforme en créature maléfique et que la traversée d’un cimetière la nuit constitue pour vous une aimable promenade, je vous répondrai que je suis parfaitement d’accord : la tripe de pneu) à l’air, le massacre à la scie et autres spécialités du genre précité ne m’ont jamais beaucoup attirée, ni en tant qu’auteure, ni en tant que lectrice. Sans doute étais-je victime d’un regrettable préjugé, mais je fuyais ce genre de lecture. Jusqu’au jour où un auteur particulièrement habile m’a démontré que l’horreur peut être quelque chose d’insidieux, distillé au goutte à goutte, au fil de pages en apparence tout à fait rassurantes, sans sombrer dans le sanguinolent ni le vomitif. J’ai connu ce terrible frisson avec une œuvre que La Mémoire du lac m’a beaucoup rappelée. Il s’agissait d’un roman intitulé Os de lune, dont l’auteur est un certain Jonathan Carroll.
Comme dans le cas de La Mémoire du lac, la protagoniste d’Os de lune était mêlée par hasard à une affaire criminelle qui la touchait à travers un entourage tout à fait anodin où un personnage banal se transformait en tueur fou (un voisin d’immeuble dans l’œuvre de Carroll, l’idiot de la ville dans La Mémoire du lac). Dans les deux romans, la narration fait une large place aux rêves étranges du principal protagoniste. Dans les deux cas, je suis ressortie de cette lecture profondément troublée, habitée pour longtemps par des images et des mots, petits spectres lumineux venant hanter mes propres rêves.
Vous l’aurez compris, j’ai adoré La Mémoire du lac et je ne veux pas restreindre mes commentaires à une comparaison qui tairait tout ce que l’œuvre de Champetier a d’original, à commencer par le ton très personnel de l’auteur Les lecteurs de Solaris n’auront sans doute pas attendu cette parution pour le découvrir depuis « Le Chemin des fleurs » (Solaris 41, oct. 1981), Joël Champetier n’a pas cessé de nous ravir. Si parfois son ton s’est fait léger, souvent il a su choquer et forcer le lecteur à réfléchir – mais toujours avec talent. La Taupe et le dragon, tout comme sa série « Barrad » destinée aux adolescents, a fait la preuve qu’il sait raconter une histoire. Ce que La Mémoire du lac apporte de neuf, c’est la démonstration que Champetier est un écrivain en pleine maturité. Il ne se contente plus de raconter une histoire : il tisse une gigantesque toile dont chaque fil a été étudié pour mieux attraper sa pauvre victime le lecteur
La Taupe et le dragon avait également permis de démontrer que son auteur, lorsqu’il entame une recherche sur un sujet, le fait de façon sérieuse et approfondie, comme l’a prouvé l’accueil que ce premier roman destiné au public adulte a reçu en Chine. Cette capacité d’assimiler des informations pour les resservir dans sa fiction aura été fort utile à Champetier avec La Mémoire du lac où se mêlent légende inuit et histoire locale, où le décor réel (Ville-Marie et le lac Témiscamingue) prend des proportions quasi mythiques lorsque vu à travers la lorgnette fantastique. D’ailleurs, le lac n’est-il pas l’un des principaux personnages du roman ? Verrier n’entretient-il pas de véritables dialogues avec lui ? Plus que la créature légendaire qui l’habite, le lac Témiscamingue envahit la fiction, colorant chaque scène de son humeur changeante, ancrant les scènes oniriques dans sa réalité géographique. Car La Mémoire du lac est aussi un roman réaliste, presque mainstream.
Ainsi, c’est par le quotidien que Champetier prend son lecteur au piège. Avec son style sans fioritures, Champetier établit un réel tout à fait crédible dans lequel évolue le protagoniste, Daniel Verrier un gars « pas chanceux avec les enfants », un gars ordinaire comme on en trouve n’importe où, qui a pourtant la particularité d’avoir vu la mort de près à deux reprises, lors d’accidents sans lien apparent son accident alors qu’il était pompier volontaire et celui survenu sur le lac, qui a coûté la vie à ses deux enfants. Au fil de ce triste quotidien ponctué de petites et de grandes misères sa femme le quitte, il semble harcelé par l’idiot de la ville, les policiers croient qu’il est « viré fou » l’univers de Daniel Verrier va basculer tout doucement dans la pure légende. Ce dieu endormi dont les tentacules de pouvoir s’étendent sur l’esprit d’Éric Massicotte, ce dieu qui aurait sauvé Verrier de la noyade pour mieux se servir de lui afin de se libérer, ce dieu existe-t-il ou n’est-il finalement que l’invention d’un pauvre type déboussolé ? Les témoins de l’existence d’Ungak se limitent à un adolescent à l’esprit dérangé et à une vieille métisse qui périra assassinée (sans compter le discret Hank Wabie dont nous saurons, finalement, fort peu de choses). Le sceptique pourra croire que tout ce drame était l’invention du malheureux Daniel, tandis que le lecteur à l’imagination vive ne pourra plus jamais contempler la sombre étendue d’un lac sans frémir sans songer à ce qui peut sommeiller sous cette surface tranquille
N’est-ce pas le propre du fantastique, d’offrir ainsi deux lectures possibles d’une œuvre ? Si Champetier ne maîtrisait pas tant la construction d’une intrigue. La Mémoire du lac serait déjà une réussite, juste à ce point de vue. Bref, c’est un bon roman, tous genres confondus, dont ma mémoire gardera un excellent souvenir pour longtemps.
Francine PELLETIER