Daniel Sernine, Manuscrit trouvé dans un secrétaire (Fa)
Daniel Sernine
Manuscrit trouvé dans un secrétaire
Saint-Laurent, Pierre Tisseyre, 1994, 338 p.
Après une incursion remarquée dans la science-fiction d’aventures avec Chronoreg, Daniel Sernine revient au fantastique de ses débuts, dans Manuscrit trouvé dans un secrétaire, un roman classique par sa facture, mais qui dégage un charme insidieux dont le lecteur reste imprégné longtemps après en avoir terminé la lecture.
La trame narrative se résume à peu de choses, en réalité, mais c’est justement la capacité de Sernine d’évoquer un climat d’étrangeté à partir de lieux communs qui confère à ce récit une qualité qui le démarque de la production fantastique habituelle.
Jean-Yves Lamer, écrivain en panne d’inspiration, quitte Montréal pour Cap-Fantôme, dans le Bas-du-Fleuve, où il a loué une chambre à l’auberge locale pour six semaines. Il n’amène avec lui aucun véritable projet d’écriture, si ce n’est la commande d’une nouvelle pour une anthologie, mais un grand désir d’écrire. Écrire à tout prix, et à n’importe quel prix. En ce début d’automne, espère-t-il, la nature rude de la région saura l’entraîner dans le rêve et ressusciter chez lui l’ardeur avec laquelle il s’investissait dans ses premiers romans.
La découverte du manuscrit d’un roman, jauni et poussiéreux, oublié dans un tiroir secret du secrétaire antique que lui a fourni le gérant de l’auberge, aura toutefois tôt fait de distraire Lamer. D’abord indifférent, il entreprend peu à peu de se renseigner sur l’identité de son auteur, un dénommé Abel Duverger, qui aurait résidé au Cap-Fantôme une trentaine d’années auparavant, habitant au Manoir qui lui servait alors d’hôtel de luxe, et d’où provient le secrétaire en question. Adeline, le roman écrit par Duverger, raconte une histoire de sorcellerie et de puissances maléfiques dans le Québec d’antan, ayant pour cadre le manoir de Maledome et mettant en scène les membres de la famille Davard, que les lecteurs de Daniel Sernine ont déjà eu l’occasion de rencontrer dans les romans Le Cercle violet et Le Cercle de Khaleb.
S’inscrivant dans la filiation directe de Poe ou de Lovecraft, Adeline dégage une atmosphère « gothique » qui envoûte peu à peu le lecteur. Le vieux manoir de Maledome, les séances d’occultisme où flottent les odeurs d’encens, les rapports troubles des membres de la famille Davard entre eux et avec leurs serviteurs, la vieille tante gênante qui refuse de mourir, les miroirs qui craquent sans raison, voilà autant d’éléments qui rappellent l’atmosphère sinistre des Histoires extraordinaires de Poe ou, plus près de nous, des Enfants du sabbat d’Anne Hébert.
Intrigué par l’auteur inconnu de ce roman au style suranné, où se retrouvent des scènes d’une violence rare dans la littérature québécoise des années soixante, Jean-Yves Lamer s’informe auprès du journal local, du gérant de l’auberge et des résidents du village, mais en vain. Il rencontre également une peintre locale, dont les toiles exercent sur lui une curieuse fascination, et l’amant de celle-ci, qui semble particulièrement intéressé par le secrétaire exposé dans la vitrine de l’antiquaire, identique à celui dans la chambre de Lamer.
Ce dernier parvient entretemps à écrire une nouvelle, et l’ébauche d’un roman, mais éprouve de plus en plus de difficulté à se libérer de l’influence d’Adeline, dont nous suivons parallèlement le récit, jusqu’au jour où il découvre sur une de ses disquettes le texte du roman de Duverger, qu’il aurait apparemment retranscrit. Lamer ne se souvient cependant aucunement d’avoir posé un tel geste, et c’est à ce moment que Manuscrit trouvé dans un secrétaire bascule carrément dans le fantastique.
Le climat équivoque instauré progressivement par Sernine au moyen d’une phrase ou d’une image se referme alors sur le lecteur, aspiré à la suite de Jean-Yves Lamer dans les brumes de Cap-Fantôme. Au contraire de Chronoreg, où le lecteur était d’abord séduit par la succession de rebondissements et le rythme accéléré de la narration, la force de Manuscrit trouvé dans un secrétaire réside dans l’atmosphère mêlée de violence et d’onirisme qu’y évoque l’auteur.
Dès l’arrivée de Lamer à Cap-Fantôme, en effet, le sentiment d’errance et de vide qui s’empare des villages côtiers dans le Bas-du-Fleuve à l’approche de l’automne, après le départ des derniers touristes, se dégage des pages du roman et s’empare du lecteur. Nous assistons, envoûtés, à la lente dérive de Lamer dans ce village qui doit son nom au brouillard laiteux qui s’élève du cap en temps d’orage. On imagine parfois un film de Léa Pool, ou alors Dans la ville blanche, d’Alain Tanner, en suivant Lamer dans les rues et sur les chemins qui sillonnent la région. Un road movie intérieur à saveur de fantastique, voilà ce que nous offre Daniel Sernine avec Manuscrit trouvé dans un secrétaire.
La rencontre de Lamer avec une jeune auto-stoppeuse, tôt dans le roman, illustre d’ailleurs parfaitement le blues qui afflige le personnage. Après une journée emplie de frustrations diverses, dont notamment la découverte d’une soixantaine d’exemplaires de son dernier roman soldés chez un libraire d’occasions (le cauchemar de tout écrivain !), Lamer revient seul dans sa voiture sur la route sombre menant à Cap-Fantôme, et alors même qu’il se crée des scénarios impliquant une jeune autostoppeuse séduite par son statut d’écrivain, il aperçoit une jeune femme sur le bord de la route. Il s’empresse de l’embarquer, mais celle-ci aura tôt fait de le ramener à la réalité, qui n’a que faire des fantasmes d’un écrivain hors des limites de la page blanche.
C’est à la suite de cette rencontre que Lamer amorce son lent repli sur soi et que grandit l’emprise exercée sur lui par Cap-Fantôme et ses légendes. Véritable fuite vers l’avant, dans un imaginaire qui constitue son dernier refuge contre les déceptions qui s’accumulent dans sa vie, Manuscrit trouvé dans un secrétaire décrit avec minutie la dérive d’un être à bout d’espoir, vidé de ses rêves. Dans les passages où il se livre à la critique des milieux littéraires fermés et jaloux de leurs subventions, Daniel Sernine atteint d’ailleurs une causticité de ton qui souligne la solitude et le sentiment d’incompréhension qui affligent son personnage.
On a souvent dit de l’écriture de Sernine qu’elle était « cinématographique » et l’on se plaît effectivement une fois de plus à rêver des paysages rocailleux et mélancoliques de Cap-Fantôme, du monastère en ruine et du manoir abandonné qui attend toujours ses prochains visiteurs, de ces paysages sombres et mystérieux, de la Bretagne à l’Écosse, de la Nouvelle-Angleterre à la Gaspésie, qui parsèment la littérature fantastique.
Roman d’automne, empreint de nostalgie et de regrets en même temps que d’une violence sourde, Manuscrit trouvé dans un secrétaire procure un envoûtement particulier et s’avère la lecture idéale pour les fraîches soirées d’octobre, recroquevillé au coin d’un bon feu de cheminée, avec le craquement du bois comme musique, et pour seul éclairage la lueur orangée des flammes.
Jean-Philippe GERVAIS