Gloria Escomel, Les Eaux de la mémoire (Hy)
Gloria Escomel
Les Eaux de la mémoire
Montréal, Boréal, 1994, 144 p.
Il était. Cette curieuse sensation d’être l’emplissait tout entier.
Les choses, les animaux, la nature l’habitaient.
Il faisait corps avec eux de façon indissoluble.
« Patrice », p. 25
Quel livre intéressant ! Gloria Escomel nous offre le plus beau recueil de contes et nouvelles de l’année. Les Eaux de la mémoire a cette richesse solide qui peut soutenir moult relectures sans que l’émerveillement initial tarisse le moindrement. Déjà avec « Je multiple », on sent qu’il ne s’agit pas d’une écriture ordinaire ; bouillonnement effervescent de la pensée du je créateur, ce court texte prend des allures de dédale intellectuel brut. C’est de bon augure pour la suite…
Qui ne déçoit pas, bien au contraire. D’abord un cycle de contes, « Dieux retors », où l’importance de la nature est mise en valeur, nature parlant au moyen de signes, nature merveilleuse et animée en lien étroit avec l’homme, nature célébrant la plénitude, les correspondances – baudelairiennes, pourrais-je presque préciser – entre ses multiples éléments. Gloria Escomel décrit d’une plume enchanteresse, envoûtante, un univers animiste, primitif au sens mélioratif du terme, univers qui étonne également par le foisonnement de phrases coups-de-poing comme celle-ci, aux échos baroques : « Souvenez-vous que nous sommes tous enceints d’un cadavre dont nous devons accoucher tôt ou tard. » (« Illio », p. 20). « Dieux retors » présente quatre récits où le monde onirique, les souvenirs et le destin se fondent en l’homme comme une métamorphose ovidienne en élément imperceptible de la nature.
De plus, Les Eaux de la mémoire aborde brillamment un thème tout droit tiré du pessimisme de Beckett, soit l’inutilité du langage, vide, faux. La vanité des paroles, ouverture vers le néant, ne fait qu’obstruer la seule vérité, la nature, silencieuse voire muette, mais ô combien vivante, sphère parfaite qui règle la vie et la mort, confondues dans ce passage réversible de l’une vers l’autre, cette transmission d’énergie nécessaire à la continuité. Ce thème de transfusion d’un corps inanimé à un autre, celui-là animé, est au cœur des nouvelles fantastiques les plus traditionnelles, comme « Le Piano » ou « La Photographie », toutes deux tirées du second cycle « Morts et métamorphoses ». Une autre nouvelle de ce cycle est un bel exemple de métafiction. « Le Personnage » mêle en effet les souvenirs d’une narratrice et du personnage du récit mélodramatique des plus touchants où la prose se fait pure poésie, et où étonnamment s’installe chez la narratrice un refus pudique de confier à son personnage des émotions intimes ou des confidences personnelles.
Pour la fermeture du cercle, l’auteure joue avec les possibles de la mémoire dans le cycle « Les Temps sans mémoire », où passé, présent et futur se fusionnent ou se réfléchissent au point de s’annihiler mutuellement, à tout le moins de s’affranchir de leur sens conventionnel : le présent ne serait-il en fait qu’un rêve du passé ? Le passé, un souvenir d’un autre moi ? Le rêve ne pourrait-il pas servir de trait d’union entre la mémoire du passé et le futur prédestiné ?
Saint-Augustin, Proust et Paul Ricoeur ont tous trois réfléchi sur cette aporie qu’est le temps. Certes, ils n’auront pas résolu cette énigme impénétrable, mais au moins ont-ils eu le remarquable mérite de provoquer la réflexion sur le sujet et de faire avancer le questionnement chacun à leur manière. Aussi, n’est-il pas curieux que Gloria Escomel m’ait fréquemment fait penser à eux au fur et à mesure que j’avançais dans ma lecture des Eaux de la mémoire ?
Simon DUPUIS