Jean-Louis Trudel, Pour des soleils froids (SF)
Jean-Louis Trudel
Pour des soleils froids
Paris, Fleuve Noir (Anticipation), 1994, 188 p.
L’Empire, dont le siège se trouve probablement sur la Terre, traverse une époque trouble de son histoire. Sa longue guerre contre les Boskans, des parahumains, est terminée depuis cinq ans et, faute d’adversaire, des luttes intestines commencent à le ronger. L’exploitation d’un combustible expérimental, l’anti-hélium, devient une excuse de choix pour permettre à l’Empire de resserrer sa prise sur Nu-England.
C’est dans ce contexte que Chantal Martial, autrefois la lieutenante Astillane, pilote de guerre, sera nommée représentante d’une commission qui doit déterminer si la technologie de l’anti-hélium peut être développée librement par Nu-England, ou si l’Empire doit en prendre possession.
Cette mise en situation très simplifiée montre que le roman de Trudel, quoique complexe sur le plan politico-économique, s’inscrit résolument dans la tradition du bon vieux space opera à l’américaine (empire spatial, technologie militaire et héroïne aux talents multiples), tout en abordant ses thèmes d’une manière détournée – oserais-je dire hyperréaliste ?
Par exemple, le vaste cadre qu’offre l’Empire ne sert ici que de toile de fond. Pas de courses effrénées à travers d’innombrables planètes toutes plus exotiques les unes que les autres. Non, un seul monde, Nu-England, et sa « banlieue » orbitale. L’exotisme n’est desservi que par les particularités des neuf villes décrites tout le long du roman et la Grande Aventure semble davantage se vivre dans l’« informonde » que dans l’espace (devenu le parent pauvre que l’on invite par habitude).
De plus, l’anti-hélium, moteur de l’action, n’est pas présenté comme « l’arme absolue de l’Empire », ce qui en ferait un motif habituel au genre. Sa découverte est plutôt considérée, pour l’Empire, comme un facteur de risque parmi des centaines.
En centrant toute son action sur Nu-England (où seules quelques rares références à des planètes lointaines nous rappellent qu’il s’agit bien d’un monde appartenant à un empire interstellaire), Trudel réussit à nous faire sentir – sans nous en dire un mot – que son empire est rempli à ras bord de planètes aussi denses et complexes et où se trament, parallèlement à l’aventure d’Astilanne, d’autres intrigues toute aussi sordides, toutes aussi remplies de violence aveugle.
Car l’intrigue est complexe… parce que les adversaires sont interchangeables. Les Boskans, anciens ennemis, sont relégués au rang de vieux fossiles. On les voit à peine ; en fait, ils servent d’excuses. Ce qui terrifie, ce ne sont pas ces Autres mais tout l’arsenal qu’on a mis au point pour les combattre et qui, maintenant, faut d’ennemis parahumains, sert les intérêts – souvent mesquins, toujours nébuleux – de diverses factions plus ou moins entremêlées. On sent ici une volonté de réalisme politique : personne n’est vraiment bon ou mauvais ; il n’y a que des puissants et des faibles qui tirent leurs forces et leurs faiblesses des aléas d’une situation politico-sociale qui leur échappe, en constante mouvance, bien d’avantage que d’attributs physiques, psychiques ou moraux supérieurs à la normale.
Cette volonté de réalisme amène aussi un excentrisme culturel. Les personnages mis en scène, tant par leur apparence (modifiée par la biosculpture) que par leur nom, sont tributaires de l’Asie autant que de l’Occident. L’héroïne est prise, sous son identité d’Astilanne, pour une compatriote par Siqin Yao, une aristocrate de Changan, parce qu’elle possède des ancêtres inuit (p. 34). D’autres personnages s’appellent Nyeto, Huang, Yatendra Chandramohan, etc.
Cet éclatement ethnique permet en plus l’émergence « logique » de noms propres et de termes anglophones. Nu-England tire évidemment son origine de la culture anglo-saxonne (grâce en soit rendu à ses « colons venus de London-the-City sur Aquaria », p. 31) et les noms de ses neuf villes sont là pour nous le rappeler. Quelques termes et expressions appartenant à d’autres cultures (zakuski, rijsttafel, Nachtlokalen, etc) nous indiquent que la situation linguistique de Nu-England n’est particulière qu’à cette planète car « le vieux rêve de cultures distinctes encore entretenu par la secte des Passéistes était mort depuis longtemps » (p. 95).
Le thème de l’empire est monstrueusement révélateur. Là où Asimov montre un vieux royaume revivifié par ses colonies les plus lointaines (Foundation) ; où Herbert dépeint un ensemble de conglomérats transcendés par le fanatisme (Dune) ; et où Lucas nous décrit une république idéale devenue un nid de rapaces (Star Wars) ; Trudel dévoile le microcosme d’un empire, une colonie écartelée entre sa survie économique (et culturelle) et la volonté de pouvoir de sa métropole. Un microcosme où il est de mise d’oublier son identité individuelle, au profit d’un éternel présent (c’est le lot de l’héroïne du roman) ou du culte du Maître (le visage de Huang est « un masque de chair biosculptée pour ressembler aux traits de l’empereur Allan Premier », p. 27). Un microcosme où Nyeto, le « méchant », peut déclarer : « La guerre est finie (…) mais nous n’avons pas encore gagné la paix » (p. 41).
Car la situation conflictuelle que traverse Nu-England n’est pas une guerre mais bien une reconstruction économique (présentée comme à peine moins violente). L’après-guerre comme état de crise, et mis en opposition avec la guerre (dépeinte ici comme stabilisateur politique), voilà l’un des tableaux que nous offre Pour des soleils froids.
De là l’absence de manichéisme, ou plutôt, d’« idéalisme ». Aucun des personnages ne présente d’idéal, chacun se bat pour lui-même : autre effet de réalisme, qui fait que le roman ne nous offre aucune ligne de pensée définitive, aucune morale claire. De chacun des personnages, nous ne pouvons savoir que ce qu’il dit qu’il est. Ce qui est intéressant, mais inhabituel…
Relions à ces deux éléments, un troisième : le refus de l’identité. Car si, en désespoir de cause, on veut se raccrocher à l’héroïne, rassuré par ses talents surhumains, on risque de tomber sur un os. Notre attachement est évidemment facilité par le fait que la majorité du récit emprunte son point de vue. Mais à la fin, on s’aperçoit qu’on s’est accroché à un fantôme. Qui est Astillane ? Quelle est sa cause ? On sait qu’elle est lieutenante dans la flotte, une « pilotine » de première classe. Elle a survécu à la guerre, a été mercenaire sur Armenia. On comprend qu’elle possède les capacités physiques liées à son entraînement, mais aussi des connaissances en physique nucléaire et une facilité à emprunter les méandres de l’« informonde ».
Mais cette (super)héroïne n’est personne. Son idéal, s’il existe, n’est jamais présenté de manière claire. Elle n’a pas de visage fixe ni d’identité permanente. Elle s’appelle indifféremment Chantal Martial ou Astilanne tout au long du roman et possède au moins deux autres identités, Juana Ross et Crocus Scargle. Ces identités devraient être des vies successives (l’héroïne meurt symboliquement, efface tout et recommence ailleurs), c’est du moins ce que Trudel laisse entendre en mentionnant une coutume martienne (p. 70). Mais la transition n’est jamais absolue. L’héroïne vit ses différentes identités de front, tiraillées hors d’elle tout le long du roman par les personnages secondaires. La personnalité d’Astillane est extirpée de sous celle de Chantal Martial par le Major Huang. La quatrième personae de l’héroïne, Crocus Scargle, émerge peu à peu, tentant de remplacer Chantal Martial et son amour mort (Iain) par un amour vivant (Shibano). Mais cette dernière personnalité avorte. Elle a à peine le temps de naître que, déjà (peut-être), elle meurt.
Pour des soleils froids est donc caractérisé par l’incurable morcellement de l’héroïne. Nyeto est vaincu, Huang éliminé, Spiderweb démantelé… mais au profit de foules anonymes (les autochtones de Nu-England et les soldats impériaux démobilisés). Ni Astilanne, ni Chantal Martial n’y gagnent quelque chose. Et Crocus Scargle y perd tout.
Le récit de Trudel nous raconte donc l’itinéraire d’une héroïne désœuvrée, la traversée du Styx de quelqu’un qui, perdant son amant (son seul point d’ancrage possible), descend inexorablement pour finalement entrer « dans la nuit » (p. 188). Trajet incertain, qui peut représenter une aventure parmi tant d’autres ou un chant du cygne. L’itinéraire d’Astillane est un parcours, certainement pas initiatique. On devrait plutôt parler d’un parcours de dépossession.
Thierry VINCENT