Esther Rochon, Lame (Hy)
Esther Rochon
Lame
Montréal, Québec/Amérique (Sextant), 1995, 243 p.
Depuis Hadès, Orphée et Euridice, l’enfer fascine. Dante a légué en héritage à l’homme du 14e siècle une configuration qui continue certainement d’exercer de nos jours son pouvoir sur l’imaginaire judéo-chrétien : de lui nous vient ce diable rouge vif, aux cornes de bouc, fourche en main, qui persécute les damnés pour les punir de leurs péchés terrestres. Plus tard, pendant la période effervescente de la Renaissance, c’est le peintre allemand Bosch qui, dans la dernière partie de son triptyque « Le Jardin des délices », fit de l’enfer une représentation qu’aurait pu signer Dali quatre siècles plus tard tellement l’œuvre respire la folie, la démesure. Et bien entendu, Sartre a fait de l’enfer une célèbre description dans Huis clos, il y a un peu plus d’un demi-siècle.
Je suis d’avis que quiconque s’intéresse au thème de l’enfer dévorera en une captivante journée de lecture le dernier roman d’Esther Rochon, Lame, paru chez Québec/Amérique dans la collection Sextant. Ce récit est simplement une réussite totale ! On sent qu’il a été mûri, pensé longtemps, plusieurs fois remanié. Le résultat en vaut certainement la chandelle.
Dès les premières lignes du texte, le lecteur se sent en quelque sorte devant un mur de verre incontournable, ou encore derrière la lentille d’un appareil photo, résultat d’un choix habile et sûrement concerté du mode de narration choisi par l’auteure, mode de narration qui provoque une distanciation pertinente entre le lecteur et son objet : Lame, le personnage féminin autour duquel gravitent les constituants principaux de l’intrigue. Un peu comme le faisait Nathalie Sarraute du temps qu’elle explorait des façons « nouvelles » de raconter ses histoires (Planétarium, Tropismes), Esther Rochon allie la voix narrative de la troisième personne à un mode de focalisation interne. On a alors accès à la conscience du personnage principal, mais par le biais d’une narration externe. Le succès de ce choix narratif réside dans le fait qu’aussitôt les premières lignes lues, le lecteur se sent étranger au monde dans lequel il pénètre d’un pas incertain. Un sentiment de malaise s’empare dès lors de lui, et le tour est joué : non seulement le lecteur a-t-il l’impression de marcher en terrain vaseux, mais le personnage même, qui se retrouve dans des enfers mous dont le sol est constitué de glaise et de merde, ne fait tout juste que prendre conscience de sa condition. Le roman s’ouvre effectivement sur ce questionnement : Lame se demande si elle est morte ou vive. Malgré l’effet de distanciation causé par le mode de narration, le lecteur et Lame sont au même niveau : tous deux débalancés, hésitants et avançant à tâtons dans un monde inconnu et combien étrange.
L’enfer de Lame ne se réduit pas à un résumé réducteur. Sa richesse ne permet pas qu’on se confine à de petites formules toutes faites. Non, Lame a une profondeur qui sied bien à celle des enfers, si l’on s’entend pour croire que ces lieux de pénitence sont sous terre. D’abord, disons que l’œuvre dresse un intéressant tableau de ce à quoi pourrait ressembler le royaume des enfers, constitué de quatre « sous-enfers », quatre lieux de torture : les mous et les durs, les chauds et les froids. Bien sûr, l’enfer est synonyme de souffrances. Parfois, il ne suffit pour faire souffrir que de priver l’individu de l’accès à la splendeur. Par exemple, il n’y a pas d’art, de poésie, de musique, de livre, de film ou de journal dans ces enfers.
Dans les enfers mous, les damnés sont attirés par la nourriture et le sexe, comme s’ils étaient esclaves de leurs appétits et libido ; ils sont astreints à se masturber et manger tout le temps comme s’ils étaient mus par un désir incontrôlable. Lame doit lutter de toutes ses forces pour ne pas sombrer dans une déchéance physique et morale.
Bien sûr, l’enfer est marqué par l’éternité. Ceci se reflète dans la forme par l’emploi de l’imparfait de l’indicatif, qui est statique, lent, itératif, éternel, de même que par celui du conditionnel présent, qui sied bien au questionnement incessant du personnage principal sur sa condition. Mais il est clair que si l’enfer est le lieu de l’éternité, ça ne veut pas dire pour autant que le temps est complètement annihilé. Les années passent – bien que leur importance soit banalisée par la vitesse avec laquelle elles filent. Il y a de nombreux anachronismes car toutes les époques sont confondues : on y retrouve le téléphone, le carrosse royal, la jeep, le tapis roulant. En revanche, si la temporalité est empreinte d’un caractère d’étrangeté, voire de surréalisme, l’auteure semble sciemment éviter les descriptions trop précises du contexte spatial ; en effet, nulle part n’est-il fait mention des couleurs des lieux, et ceci n’est pas sans débalancer davantage le lecteur.
L’enfer d’Esther Rochon comporte aussi tout un code social. L’expression « royaume des enfers » est ici à prendre au pied de la lettre, avec le roi, la reine, le prince héritier (Rel), les ministres, bourreaux et tortionnaires constituant la cour du roi ou l’aristocratie ; et le pauvre peuple, représenté par les damnés que l’on torture. Autre fait intéressant qu’il faut souligner : les damnés sont rémunérés pour leurs travaux forcés. La vie continue, quoi. Même après la mort, même en enfer…
Lame est avant tout, avant même une description de l’enfer, un « roman d’éducation » héritier du Bildungsroman de la tradition allemande. Roman d’éducation dans la mesure où, au fur et à mesure que le récit progresse, l’histoire de Lame prend plus d’importance que l’enfer lui-même, reflet de notre société. On suit en effet dans Lame l’évolution du personnage principal, le développement de sa personnalité, qui est constamment modifiée par les rencontres que l’héroïne fait. Lame ira de déception en déception : elle découvrira la beauté de Vaste, mais hélas sa violence et son ingratitude ; puis la délicatesse du prince héritier Rel, mais surtout sa féminité plutôt grotesque qu’hermaphrodite. Seule son amitié avec Roxanne, la bonne âme, lui montrera la voie à suivre : chercher une raison d’exister, une vocation, quelque chose à quoi s’accrocher et en quoi s’investir entièrement. Lame se donnera la mission de rendre les enfers plus doux, moins cruels. Roxane deviendra pour sa compagne, au fil des confidences, une précieuse ressource.
Il s’agit finalement pour Lame d’une véritable descente aux enfers morale, une sorte de pèlerinage aux allures d’une quête existentielle, allégorie poétique d’un voyage intérieur à la découverte de soi. Pour répondre à la célèbre phrase de Sartre – « L’enfer, c’est les Autres » –, Lame dit oui bien sûr, mais l’enfer est aussi soi-même, dans la mesure où chacun est prisonnier à l’intérieur de soi-même.
Simon DUPUIS