Jacques Brossard, Le Sauve-qui-peut (L’Oiseau de feu 2C) (SF)
Jacques Brossard
Le Sauve-qui-peut (L’Oiseau de feu 2C)
Montréal, Léméac, 1995, 507 p.
Il est difficile de commenter dans son ensemble L’Oiseau de feu de Jacques Brossard sans être tenté de pousser soi-même quelques pointes vers la zone interdite de la spiritualité. Que l’on me laisse seulement évoquer un souvenir. Il y a quelques années, lors d’un souper entre amis, la conversation avait tourné autour de la question de la vérité. Or, d’entrée de jeu, tous s’accordèrent pour rejeter l’idée qu’une seule vérité existât, une seule qui éclairerait et justifierait l’évolution de chaque être humain. Il n’y aurait jamais que des vérités, affirmait-on. J’exprimai alors mon désaccord. Les regards se plantèrent sur moi et on me pressa de la dire, cette « vérité ». Ma réponse fut toute simple, voire décevante : l’amour et son apprentissage.
Ouh là là ! Le vilain mot ! Je savais déjà très bien que l’amour est quelque chose dont on ne peut pas parler. Mais j’étais curieux de connaître l’effet que susciterait cette réponse derrière laquelle on s’empresserait de flairer des relents de discours judéo-chrétien ou nouvel-âgeux, discours dont je me fiche comme d’une guigne. Ou encore, ils se feraient de moi l’image d’un dangereux idéaliste qui sombre dans l’angélisme, faute d’observer l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Plusieurs réactions étaient envisageables. Il leur eut été permis de s’interroger sur le sens réel à assigner à ce mot si galvaudé, si gâché par nous (depuis le prêtre jusqu’au conjoint). Mais on adopta la plus navrante, la plus triste des réactions : on afficha l’indifférence et on passa à autre chose.
À n’en pas douter, mes chers amis réserveraient le même couperet à L’Oiseau de feu. Brossard répète sans se lasser, et sans craindre de lasser, qu’il n’y a pas de connaissance en dehors de l’amour. Or, nous ressemblons tous à Adakhan qui n’est capable d’aimer que ceux qu’il est aisé d’aimer, que ceux qui sont « aimables ». Quel mérite pourra-t-on en tirer ? L’amour n’est plaisir ni facilité, mais quelque chose que l’on doit apprendre ; il est arrachement à soi. « Aimes-tu vraiment les hommes ? » demande le Vieux Syrius, plaçant Adakhan devant les Centraliens, devant Lockfer lui-même. Comme il est facile, et faussement réconfortant, de mépriser ceux qui refusent d’aimer, de nous aimer. Car c’est bien de cet amour qu’il s’agit ici : ne pas juger, ne pas condamner, et respecter l’autre tel qu’il est, même si la haine est la seule voie où se soit engagée sa vie.
Cette acceptation de l’autre est-elle vraiment à ce point en dehors de notre portée qu’elle ne reçoive pour seule réaction (pensons à nos amis) qu’haussement d’épaules et sourire condescendant ? Brossard est de ceux qui ne craignent pas de dire, sans faire de détour ni de ronds de jambes, que l’amour est la seule certitude que l’on puisse se permettre, la seule vérité qui ne soit peut-être pas une avant-dernière vérité, la seule réponse totale que l’homme peut donner au monde. « Mais il y a tant de couleurs dans le blanc, tant de mots dans le silence, tant de voies dans l’amour et la vérité… » de dire le vieux Syrius.
Rares sont les romans (SF ou non) qui mettent en scène un personnage centré dans une sorte d’état de conscience himalayen. Le Vieux Syrius n’a pas d’équivalent dans notre littérature, d’abord parce que le personnage de l’Éveillé n’entre pas dans notre culture. Et puis, ce personnage gênera d’autant plus certains lecteurs qu’un de nos délires, en Occident du moins, consiste à croire que l’humanité n’a été visitée que par un seul et unique maître, le Christ, alors que celui-ci s’inscrit dans un long cortège d’éveillés qu’il serait bon de connaître (Le Bouddha, Socrate, Ramana, Ramaskrishna, Krishnamurti, et j’en passe). Le Vieux fait donc penser à ces guides spirituels que la compassion, la fusion avec la conscience existentielle, placent sous la lumière divine. Ce qui ne le met pas à l’abri du doute et de la tristesse qui le tenaillent de tome en tome, jusqu’au dernier paru l’hiver dernier, intitulé Le Sauve-qui-peut.
La première partie nous montre Adakhan durant son long séjour au sein de l’équipe de Lockfer, à la suite d’une transaction que le Vieux avait dû conclure (au tome précédent) avec son adversaire. On assiste entre autres à l’attrait que ce Lockfer, homme pétri de haine, pourvu d’une intelligence froide et cruelle, exerce sur Adakhan. Cela n’est-il pas intéressant ? Nous ne sommes pas toujours ce que nous croyons être. Brossard en fournit l’illustration : malgré le respect qu’Adakhan éprouve à l’égard du Vieux Syrius, il se surprend à découvrir en lui-même des désirs et des ambitions qui l’apparentent davantage à Lockfer. On comprend alors qu’il renferme en lui le bien comme le mal, et que la violence qu’il se plaît à condamner est précisément celle qui l’habite. Ainsi, le manichéisme chez Brossard n’est qu’apparent. Pas plus que Lockfer n’est l’incarnation du mal, Syrius ne l’est du bien. Chacun exerce à sa façon un pouvoir sur le réel. Il n’est pas jusqu’à une obscure « complicité » que Brossard laisse entrevoir entre les deux hommes.
Adakhan rêve d’action et d’efficacité immédiate. N’a-t-il pas trouvé du côté du Vieux qu’une éprouvante exhortation à la patience ? Se pose ici un sujet de discorde entre Adakhan et Syrius, qui marque au coin leur relation depuis ses débuts. Adakhan veut au plus tôt donner la mise à feu à une révolution sociopolitique qui briserait une fois pour toute le conditionnement psychologique qui pèse sur les Périphériens comme sur les Centraliens. D’abord prendre le pouvoir puis libérer les hommes. Le Vieux suggère le mouvement tout inverse : la véritable révolution doit être d’abord intérieure, « le vrai savoir et la vraie justice viendront alors de surcroît ». Entendons-nous : pour Syrius, l’amour et l’esprit ne précèdent pas l’agir. Aimer est agir. Cela échappe à Adakhan, tout empressé de sauter des étapes, non parce qu’elles retardent sa révolution (comme il aime le croire), mais parce que ces étapes sont des plus exigeantes pour l’homme, aussi difficiles à franchir que nécessaires.
Le pivot central de l’histoire apparaît alors qu’Adakhan, se redressant de toute sa grande taille, recourt à la force pour arracher son amie Laïtha des griffes de Lockfer. Il tuera celui-ci au passage, ce qui n’aura d’autre effet que d’animer un second Lockfer, sorte de clone. Puis, il rejoindra l’équipe du Vieux. Dès lors, la deuxième partie s’attache notamment à suivre les progrès du projet « Oiseau de feu », menacé par le cataclysme qu’a annoncé le tome précédent. La destruction surviendra plus tôt que prévu et prendra des proportions qui précipiteront dans l’abîme non seulement Manokhsor, mais toute la Centrale.
Le roman s’achève à 61 secondes (tiens, Brossard a 61 ans) avant la mise à feu de l’astronef. Tout indique que le dernier tome de la pentalogie se déroulera sur la planète Ashmev, où nous attendent assurément quelques grosses surprises. Les six membres chargés de s’établir sur cette planète parviendront-ils à jeter les bases d’une civilisation nouvelle ? Une seule condition : « tout recommencer, et d’abord nous-mêmes ». À l’image du Phénix, peut-on mourir pour renaître de nos cendres ?
Fabien MÉNARD