Andrea Paradis (dir.), Visions d’autres mondes : la littérature fantastique et de science-fiction canadienne
Andrea Paradis (sous la direction de)
Visions d’autres mondes : la littérature fantastique et de science-fiction canadienne
Ottawa, Bibliothèque nationale du Canada/Quarry Press, 1995, 285 p.
L’événement mérite d’être souligné… En collaboration avec la Merrill Collection of Science Fiction, Fantasy & Speculative Fiction (de la Toronto Public Library), la Bibliothèque nationale du Canada présente une exposition intitulée Visions d’autres mondes : la science-fiction et le fantastique au Canada, du 13 mai à janvier 1996 (Eh oui, il est encore temps d’aller y jeter un coup d’œil). La chose mérite d’être connue car cette exposition souligne le développement extraordinaire qu’ont connu nos genres littéraires favoris tant au Canada anglais qu’au Québec et cela dans les deux langues officielles, cela va de soi… De plus, cette manifestation témoigne certainement pour la première fois (il serait grand temps, diraient les méchantes langues) de l’intérêt d’une grande institution culturelle nationale pour les formes multiples que prennent SF et fantastique dans notre monde en mutation rapide.
Mais là n’est pas vraiment mon propos… À l’occasion de cette exposition, la Bibliothèque nationale, en collaboration avec Quarry Press, a publié un recueil d’essais intitulé, vous l’aurez deviné, Visions d’autres mondes : la littérature fantastique et science-fiction canadienne avec, en page couverture une photo du Canada vu de l’espace (courtoisie de la NASA) et une illustration de Henri Julien intitulée « La Chasse-Galerie ». (Si quelqu’un a vraiment identifié le Canada sur la photo de la NASA, il se mérite un abonnement à vie à votre revue préférée…)
Voilà un volume, fort intéressant dans son ensemble, (je soulignerai les quelques irritants en temps et lieu…) qui nous propose rien de moins qu’une « aventure peu banale en compagnie d’inventeurs, de constructeurs et de messagers d’autres mondes, d’autres époques, d’autres formes de vie et d’autres perceptions de réalités virtuelles au-delà de notre quotidien » (Judith Merrill, p. 10, dont le texte est repris intégralement en quatrième de couverture). Phyllis Gottlieb le dit plus simplement : « Nous sommes réunis maintenant dans ce livre pour célébrer les accomplissements du milieu canadien de la science-fiction et du fantastique. » (Ouch, la traduction n’est pas très heureuse… je suppose que cela devait être dit de manière plus élégante dans le texte original anglais.)
En effet, ce recueil d’articles et d’essais (dont un grand nombre ont déjà été publiés ailleurs sous une version ou une autre), réunis par Andrea Paradis (avec la complicité d’Allan Weiss et de Hugh Spencer, conservateurs de l’exposition) propose une grande variété de points de vue exprimés par les principaux intervenants du « milieu » qu’ils soient anglophones ou francophones. (Quelle satisfaction, soit dit en passant, de les voir réunis ici sous une même couverture, Québécois, Canadiens Français et Anglophones, Allophones et partageant leur intérêt pour une littérature trop longtemps marginalisée !). Outre la courte préface de Marianne Scott, de la Bibliothèque nationale du Canada, un bref avant-propos de Judith Merrill et une introduction par Allan Weiss & Hugh Spencer, il y a vingt-cinq textes de calibre et d’intérêt divers, une mini-BD, des remerciements, et une bibliographie des œuvres présentées dans le cadre de l’exposition.
Avant d’aborder le contenu de certains textes, j’aimerais mentionner une première réaction à la lecture de ce volume. Elle est très égoïste et subjective, je l’avoue, mais tout de même… Je me suis demandé comment il se fait que je ne figure pas au sommaire de cette anthologie historique ? La plupart des écrivains, des critiques et des éditeurs majeurs du genre sont représentés sauf le fondateur de Requiem/Solaris (dont on parle abondamment par ailleurs…) qui aimerait faire savoir qu’il n’est ni sénile et encore moins mort, qu’il est encore très actif et capable de pondre quelques lignes d’un texte bien senti ! Qu’on se le dise ! Après tout, on a bien demandé une contribution à un outsider, soit l’ineffable Stéphane Nicot… Et, tout à fait entre nous, ma contribution éventuelle sur les débuts de Requiem, par exemple, ou sur les collections de SF québécoises que personne n’analyse vraiment en détail, ma contribution éventuelle, dis-je, aurait sûrement été aussi intéressante que le texte du malheureux Ven Begamudré, intitulé « Mon Canada inclut la magie », dans lequel cet écrivain se demande visiblement ce qu’il est venu faire dans cette galère. D’où une prestation d’intérêt moindre, la plus faible sans doute de tout le recueil.
Bon, Spehner, assez chialé ! Parle-nous donc plutôt du contenu, de la substance essentielle de la chose…
Grosso modo, il y a deux centres d’intérêt : la SF et le fantastique canadien anglais et la SF et le fantastique francophones, les premiers se taillant la part du lion en nombre de textes. Ce qui est normal puisqu’ils sont plus nombreux et la production plus abondante – n’en faisons surtout pas un motif de divorce !
Dans son court essai intitulé « Histoires de transcendance : le défi de la science-fiction canadienne », John Clute (un Canadien vivant en Grande-Bretagne et auteur d’une encyclopédie de la SF qui paraît ces jours-ci chez MacMillan) pose la question « Reste-t-il de la place pour la science-fiction canadienne ? » Face au géant américain, peut-il y avoir une SF canadienne ? Sa conclusion : il faut que la SF canadienne s’affirme, et s’affirme comme telle. Pour sa part, John Robert Colombo, un vieux routier de l’édition, spécialiste du « canadiana » évoque « Quatre cents ans de littérature fantastique au Canada », titre provocateur qu’il défend brillamment, avec un sens de l’humour approprié et des connaissances encyclopédiques. Dans son cas, le lecteur sagace aura compris que l’expression « littérature fantastique » est probablement une mauvaise traduction de « fantastic literature », un terme anglo-saxon passe-partout qui englobe à la fois la SF, le fantastique, la fantasy et tout le reste, y compris le réalisme magique ! Robert Runté et Christine Kulyk, s’attaquent aux thèmes distinctifs de la SF canadienne dans une prestation intitulée « Le Cosmos nordique ». La comparaison avec les États-Unis étant inévitable, nos deux auteurs constatent que « la science-fiction canadienne penche plutôt vers les études de caractère introspective que vers l’aventure-action ». Je les crois sur parole mais je me méfie quand même un peu de ces études sommaires mettant en évidence les soi-disant spécificités « nationales » de certains genres paralittéraires. Étant moi-même parfois tombé dans le piège, j’en conclu qu’il vaut parfois mieux s’en tenir aux généralités, aux grandes tendances, sans trop entrer dans le détail. Mais va tout de même pour une SF canadienne reflétant plus particulièrement la culture de notre pays…
Dans un ensemble aussi vaste, avec autant de participants, il était inévitable que les sujets de certains textes en recoupent d’autres, notamment en ce qui concerne l’historique de la SF québécoise. Ainsi les contributions de Jean-Louis Trudel (« La Science-fiction d’expression française au Canada, 1839-1989 ») et de Jean-Marc Gouanvic (« Un passé, un avenir : la science-fiction québécoise ») sont à la fois complémentaires et redondantes puisque leur thème est sensiblement le même, à quelques nuances près : Trudel veut faire un survol de l’histoire de « la SF d’expression française au Canada » (il refuse d’employer le terme de « science-fiction québécoise » dont il dit que la « valeur descriptive est douteuse ») et Gouanvic, toujours fidèle à lui-même, est capable, une fois de plus, de brosser un historique de la SF québécoise, en soulignant en passant l’importance du rôle de Requiem, ou en évoquant la création de la collection Chroniques du futur, au Préambule, sans une seule fois mentionner mon nom dans tout l’article (où les noms abondent, par ailleurs…). Dans son texte qui se veut informatif et, je le suppose, factuel et objectif, comme il se doit, je ne suis que « le directeur de Requiem ». Bien entendu, il n’y a là aucune intention malveillante. Passons…
Dans sa communication intitulée « La Réception de la SF québécoise en France », Stéphane Nicot fait un bilan historique des relations franco-québécoises à ce chapitre, souligne à juste titre le rôle décisif des fanzines dans le processus. (Tiens, il connaît, lui, le nom du fondateur de Requiem et va même jusqu’à l’écrire !). Il aborde ensuite le volet professionnel de la question, en soulignant les difficultés des uns et les réussites des autres, notamment les percées de Pierre Billon, d’Élisabeth Vonarburg, de Jean-Pierre April et de Jean-Louis Trudel. Son bilan est très positif mais, de manière générale, son point de vue me paraît un peu optimiste. Sa conclusion est sans équivoque : il faudra désormais compter avec la science-fiction québécoise. On voudrait bien, mais qui, en France, à part certains lecteurs ou éditeurs de fanzines, est vraiment au courant ou se soucie de ce qui se fait ici ?
Claire Le Brun et Daniel Sernine font chacun à leur manière un tour d’horizon de la littérature pour jeunes au Québec. Le Brun aborde surtout « Le Roman de SF pour la jeunesse au Québec, des années 1960 aux années 1990 », alors que Sernine inclut le fantastique dans un parcours somme toute similaire. Un rien d’editing plus serré, ou un projet éditorial mieux défini, aurait peut-être pu éviter certaines répétitions. Certes, il est important de présenter la littérature jeunesse, d’autant plus que comme le souligne Sernine, « plusieurs écrivains partagent leurs énergies créatrices entre les deux publics », mais il me semble qu’un seul article bien étoffé sur le sujet aurait suffi. On pourra me rétorquer que ce sont là deux points de vue différents : celui de la critique et celui de l’écrivain et/ou directeur de collection. C’est un argument qui se défend…
Il n’en reste pas moins vrai que ce volume a un problème de structure : on aurait dû regrouper davantage les différents textes, par thèmes, et éliminer autant que possible les redites ou les sujets similaires. Pourquoi, par exemple, deux articles sur les femmes et la SF ? Tel quel, le volume fait un peu fourre-tout, sans une logique trop apparente…
Les sept articles suivants traitent tous, sous une forme ou une autre, du fantastique et de la SF anglophones. Terence M. Green (l’auteur, entre autres, de Barking Dogs, un thriller futuriste) souligne l’importance de la famille et de l’identité, pour conseiller aux auteurs de faire preuve d’émotions. Ne reproche-t-on pas souvent à la SF d’être un médium froid, dénué de tripes ? Charles de Lint présente ce qu’il connaît le mieux, ce qu’il pratique lui-même, soit le réalisme magique (lire Fantasy). La contribution de Robert Hadji sur les « silences hantés » du fantastique canadien est absolument passionnante ! Tanya Huff traite des histoires d’épouvante en milieu urbain canadien. Auteur d’une série fantastico-policière (Blood Price, Blood Trail et autres œuvres vampiriques de bon calibre) elle pose une question intrigante, fondamentale : pourquoi les récits de terreur urbains canadiens se déroulent-ils presque toujours à Ottawa et à Toronto ? N’y aurait-il pas des vampires ou des loups-garous ailleurs ?
Je n’ai pas retenu grand-chose du texte de Candas Jane Dorsey sur la réalité virtuelle sinon qu’il a un sous-titre intrigant (et incompréhensible…) : « Comprendre la conscience du roi ». Mystère ! Christine L. Kulyk se penche (rapidement) sur la SF et le fantastique écrites par des Canadiennes.
Il sera d’ailleurs encore question des femmes dans les textes de Francine Pelletier, qui parle de son expérience d’écrivain – écrire des histoires de filles dans un univers masculin – et qui constate la réticence des filles envers la SF… Ayant enseigné la SF pendant près de vingt-cinq ans, il y a là des choses que j’ai reconnues. Élisabeth Vonarburg aborde la question des femmes dans la science-fiction et Guy Bouchard analyse « L’Utopie canadienne au féminin ».
Phyllis Gottlieb évoque avec brio un chapitre personnel de l’histoire d’horreur des relations lecteurs-éditeurs-écrivains de littérature fantastique au Canada, en insistant sur les difficultés rencontrées par les créateurs pour faire accepter le genre et leur combat contre son éternelle marginalisation. À ce chapitre, l’exposition de la Bibliothèque nationale et cette anthologie devraient contribuer à faire évoluer favorablement la situation. Du moins faut-il le souhaiter…
C’est avec beaucoup de curiosité et d’intérêt que j’ai parcouru les textes de Joël Champetier (sur Solaris… lui aussi me nomme, merci Joël !) et de l’incontournable Marc Lemaire, le gars le plus populaire du milieu, qui nous parle de la saga d’imagine… Dans les deux cas, je me suis beaucoup amusé, mais pas pour les mêmes raisons, cela va de soi. Tout ça est fort instructif… et ma foi, fort honnête. Il était normal que l’on souligne l’apport de ces deux publications principales mais il me semble qu’il manque aussi un article plus général sur les fanzines, disparus et actuels. Un tel article aurait pu, par exemple, remplacer avantageusement l’une ou l’autre des dernières contributions car les textes qui arrivent en fin de volume, celui de William Lane, « Gonfler de rêves l’air libre », sur les adaptations radiophoniques, celui de Michael Skeet sur le spéculatif dans la musique pop canadienne, ou celui de Gregg Thurlbeck sur la SF à la TV, ainsi que la BD de M. Cherkas et de Larry Hancock, ne m’ont guère emballé. Leur présence est toutefois justifiée puisque le volume veut faire le tour complet de la production canadienne de SF et cela dans tous les médias.
Un tel volume n’est pas sans défauts. La traduction des textes anglophones n’est pas des plus heureuses et certains passages sont parfois incompréhensibles ou très mal écrits. Le choix des termes n’est pas toujours des plus heureux et les traducteurs ont vite été piégés par des terminologies comme « fantastic » qui n’ont pas le même sens en français et en anglais. Ces mêmes traducteurs (je suppose qu’il y en a eu plusieurs…) ne sont mentionnés nulle part. Qui sont-ils ? Mystère…
On aime ou on n’aime pas mais, pour ma part, j’ai trouvé les « portraits » des auteurs hideux ! Dans certains cas (que je ne nommerai pas) ils m’ont fait doucement rigoler : plus vrais que nature ! Et j’étais bien content de ne pas figurer dans cette galerie de monstres que l’on doit à Heather Spears (qui vit au Danemark… bien fait pour elle !).
Reste qu’il s’agit là d’un volume important qui fait le point de la question et qui réunit sous une même couverture les « deux solitudes » science-fictionnesques de ce curieux pays. Ça n’a pas la densité, ni la prétention, d’un ouvrage universitaire, mais c’est un livre qui témoigne éloquemment de la vitalité de la SF et du fantastique canadiens, tant anglophone que francophone. Il s’agit d’un hommage mérité à tous ceux qui œuvrent dans le milieu et qui doivent enfin avoir l’impression qu’ils ne crient plus dans le désert. Leurs œuvres sont exposées à la Bibliothèque nationale, elles sont enfin prises en considération. Pour quelques jours au moins, quelques semaines, on pourra oublier la marginalisation… Est-ce là le début d’une « reconnaissance » plus durable ? L’avenir nous le dira.
Quant au livre Visions d’autres mondes, on le trouve assez facilement dans les bonnes librairies, où il se détaille à 17,99 $.
Norbert SPEHNER