Daniel Sernine, La Traversée de l’apprenti sorcier et L’Arc-en-cercle (Fa)
Daniel Sernine
La Traversée de l’apprenti sorcier
Montréal, Médiaspaul (Jeunesse-Pop), 1995, 170 p.
L’Arc-en-cercle
Saint-Lambert, Héritage (Échos), 1995, 472 p.
On peut voir une certaine justice au fait que Daniel Sernine se soit mérité son deuxième Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois en grande partie grâce à ces deux romans qui ouvrent son étonnant cycle de Neubourg et Granverger, et y mettent un point final. Étonnant à cause de l’ampleur du projet : une suite de dix livres où, à travers 400 ans d’histoire, on suit les destinées de quatre familles liées par le biais du fantastique et du surnaturel. Parmi les œuvres de SFF québécoises, je ne vois que le titanesque Oiseau de feu de Jacques Brossard, pour s’y comparer, ne serait-ce que par la taille.
Tout commence donc avec La Traversée de l’apprenti sorcier. Nous sommes en Bretagne, en 1595. Le jeune Alexandre Davard, dit Alec’h, est apprenti chez un apothicaire plus ou moins sorcier nommé Llyr, qui possède le pouvoir de faire apparaître des visions. Suite à une explosion de violence populaire, Llyr prend la fuite de l’autre côté de l’Atlantique, accompagné par son jeune apprenti Alec’h qui y trouvera peut-être sa destinée.
L’action de L’Arc-en-cercle se passe 400 ans plus tard. Étienne Vignal, un lointain descendant de Benoît Vignal, abouti dans un camp de vacances où il rencontrera Vincent Michay, un ancien moniteur du camp, qui porte encore le deuil de sa femme morte et de son fils noyé. Le jeune Étienne n’est pas un sujet facile pour les responsables du camp et il commettra bien des frasques, se mettra les pieds dans les plats et connaîtra plusieurs mésaventures avant de libérer l’âme du fils de Vincent Michay de l’emprise maléfique du spectre de Louis-Alexandre Davard (descendant de Alec’h, bien entendu), mort depuis presque un siècle. Et c’est ainsi que l’on clôt (selon l’auteur en tout cas) le cycle de Neubourg et Granverger.
Passons vite sur La Traversée de l’apprenti sorcier – mais non parce que c’est une œuvre sans qualités : ainsi, toute la première partie située en Bretagne est particulièrement bien écrite. Le talent de Sernine à évoquer les atmosphères est sans faille : on a l’impression de sentir l’odeur de la mer toute proche ! Cependant, cette lecture a réveillé en moi l’insatisfaction diffuse que j’ai souvent éprouvée en lisant les segments du cycle publiés chez Jeunesse-Pop : ils sont trop courts. La narration employée par Daniel Sernine dans sa décalogie possède son rythme propre, qui selon moi, s’accommode mal du format resserré de Jeunesse-Pop. À l’exception de ses récentes nouvelles de fantastique pour adultes tels qu’on en trouve dans Sur la scène des siècles (Ianus), et en laissant de côté sa SF pour l’instant, Sernine est plus à l’aise dans les œuvres longues (ce qui n’exclue pas dans celles-ci d’occasionnelles longueurs – un critique, ce n’est jamais content !).
La lecture de L’Arc-en-cercle le prouve aisément : avec ses 472 pages, c’est le plus long et le meilleur roman de la série Neubourg-Granverger. J’irais jusqu’à dire le meilleur roman de Sernine, point. Son habileté pour les atmosphères, déjà mentionnée, atteint ici un sommet. L’écriture est impeccable, à ce point claire, fluide et équilibrée qu’on n’en voit plus la beauté. Ajoutons à cela que le protagoniste, Étienne Vignal, est un des personnages les plus réussis que nous ait offert Sernine. Le regard que l’auteur jette sur cet adolescent rebelle et lucide, compatissant mais sans complaisance. Le lecteur adulte ne peut s’empêcher d’éprouver de la pitié pour les moniteurs du camp des Elfes qui doivent s’occuper d’une pareille tête dure… Mais, il n’est pas impossible que les lecteurs adolescents soient d’un autre avis !
Quelques mots au sujet de la construction dramatique, un des aspects des romans de Sernine qui par le passé a soulevé le plus de critique. Michel Bélil, chroniqueur dans imagine… a souvent été féroce à cet égard ; et je dois dire que sur ce point précis j’ai déjà pensé la même chose. La lecture de L’Arc-en-cercle m’a emmené à réfléchir et à nuancer mon opinion première. Je crois que c’est un faux débat, dans la mesure où il est clair que Sernine ne cherche même pas à construire ses romans sur le modèle « classique », où le moteur de l’action est l’opposition entre deux thèmes, opposition qui se développe jusqu’à la résolution finale.
Dans les trois derniers romans fantastiques importants de Sernine – Le Cercle de Khaleb, Manuscrit trouvé dans un secrétaire et L’Arc-en-cercle – l’intrigue s’articule autour de la résolution d’un mystère, non pas dévoilé dans un éblouissement final, mais révélé petit à petit par itération, c’est-à-dire par répétition d’une péripétie, à chaque fois destinée à rapporter un morceau du casse-tête. Dans L’Arc-en-cercle, cette itération est constituée de la séquence suivante :
1) Étienne désobéit.
2) Sa désobéissance le met en danger.
3) Il est sauvé par Vincent Michay.
4) Étienne découvre que le danger, et l’aide de Michay, n’étaient qu’une illusion.
Chaque répétition de ce segment d’intrigue nous rapproche de la résolution du mystère, symbolisée dans les rêves d’Étienne par l’arc-en-cercle qui se complète de plus en plus.
Il est intéressant d’observer que ces motifs de l’encerclement, du retour du soi, de l’itération, sont également applicables à l’ensemble de la décalogie. L’espace me manque pour discuter en détail de chaque roman (il faudra certainement y revenir un jour), mais signalons tout de même que L’Arc-en-cercle rappelle beaucoup Le Cercle de Khaleb. J’ai parlé d’étonnement plus haut : un de mes étonnements personnels est le fait que Sernine ait réussi à garder le cap pendant toutes ces années d’écriture. On a l’impression que l’intérêt qu’il a porté à sa décalogie a dépassé l’accomplissement littéraire proprement dit, qu’il s’agissait d’une œuvre importante pour lui. Jean-Louis Trudel, qui parlait de ce roman, et de la décalogie en général, sur le réseau Internet, a conclu son commentaire par une supposition qui mérite d’être rapportée ici :
« Je crois que le fantastique de Daniel Sernine lui permet de vivifier, comme peu d’autre choses lui permettraient de le faire, l’éphémère de nos existences. »
Ça décrit bien, à mon avis, les meilleures réussites de Daniel Sernine, ce qui est certainement le cas ici, et je ne saurais conclure plus joliment.
Joël CHAMPETIER