Michel Lord, La Logique de l’impossible
Michel Lord
La Logique de l’impossible
Québec, Nuit blanche, 1995, 361 p.
Michel Lord n’est un inconnu pour qui s’intéresse à la critique de science-fiction et de fantastique au Québec. Dès 1982, il a créé une chronique régulière sur le fantastique et la science-fiction dans la revue Lettres québécoises, chronique qui survit sous la plume de Claude Janelle. Il a aussi participé à la création du GRILFIQ, le Groupe de recherche interdisciplinaire sur les littératures fantastiques dans l’imaginaire québécois, à l’Université Laval. Maintenant professeur au Département d’études françaises de l’Université de Toronto, il a publié en 1994, également chez Nuit blanche éditeur, une étude intitulée En quête du roman gothique québécois, 1837-1860.
Avec La Logique de l’impossible, sous-titré « Aspects du discours fantastique québécois », Michel Lord se propose d’établir un modèle de fonctionnement du récit fantastique en analysant en détail cinq nouvelles d’auteurs de fantastique québécois.
Le livre s’ouvre sur une vaste introduction, constituée tout d’abord d’un « Historique » intéressant et succinct du fantastique québécois, contrepoint approprié aux nombreux historiques de la science-fiction canadienne et québécoise qui ont surgi dans la foulée de l’exposition Visions d’autres mondes / Out of this World à la Bibliothèque Nationale du Canada en 1995 (voir « Les Littéranautes » de Solaris 115). L’historique est suivie par une « Théorie » du genre. Comme il est d’usage, Lord commence par un examen des principaux théoriciens du fantastique qui l’ont précédé dans le domaine, Louis Vax, Tzvetan Todorov et Irène Bessière. Le rappel et la comparaison sont utiles. Il s’attaque ensuite à une autre question qui a fait couler beaucoup d’encre : la définition des genres, avec une hiérarchie qui m’a semblé originale. La place me manque pour entrer dans les détails, disons au moins que Lord distingue l’hypergenre, le genre et l’hypogenre. Ainsi, dans la grande catégorie « hypergénérique narrative » se trouvent les « genres narratifs » – le conte, le roman, la nouvelle – genres sur lesquels viennent se greffer les hypogenres, que d’autres ont appelés sous-genres – le tragique, l’humoristique, le réalisme, le policier, la science-fiction, le fantastique, etc. Alors que l’hypogenre régit et structure « d’en haut », en définissant le code dominant (narratif, dramatique, poétique) ; l’hypogenre, « en bas » investit, transforme, « pervertit » (qualificatif employé par Lord en page 46) le genre par l’esthétisation particulière qu’il fait subir au discours générique. J’ai trouvé cette façon de voir particulièrement éclairante pour quiconque s’intéresse à l’épineuse question de la définition des genres, des rapports entre la SF, le fantastique, la littérature dite générale, etc.
Mais ça, ce n’était que l’introduction. Le cœur du livre de Michel Lord est constitué de 240 pages d’analyse des mécanismes du fantastique, ciblées et articulées autour de cinq nouvelles de Claude Mathieu, Michel Bélil, Claudette Charbonneau-Tissot (Aude), Daniel Sernine et André Carpentier. Un avertissement s’impose tout de suite : on a beau discuter fantastique, ça ne se lit pas comme du Stephen King ! Nous sommes ici en terrain universitaire, et il n’est pas rare de tomber sur des phrases comme celle-ci :
« D’un côté, le narratif est transformationnel, syntagmatique, phrastique (bien que translinguistique au sens bakhtinien) et producteur d’effet de mouvement actionnel et événementiel (la diégèse, l’histoire racontée par un narrateur) ; de l’autre, le descriptif est dérivationnel, déclinatoire, paradigmatique, lexical et il produit, selon Hamon, un “ effet de liste ” découlant de la déclinaison des qualités des acteurs (l’éthologique, l’éthopée selon la rhétorique traditionnelle) et de la spatialisation, du décor spatio-temporel. » (p. 132)
Autrement dit, attachez votre tuque avec de la broche, si on me permet cette chute de registre ! Je ne me lancerai pas dans une énième dénonciation du jargon académique. Il est normal que les universitaires emploient entre eux une langue spécialisée ; qu’on ne s’étonne pas par contre si je préviens les lecteurs de Solaris que ce livre n’a pas été écrit pour les simples mortels, ni même pour le modeste praticien que je suis. Toutefois, comme lorsqu’on lit un roman dans une langue étrangère dont on ne possède que des rudiments (ce qui n’est pas loin du cas ici !), le sens général finit par être compris, faute de saisir chaque mot.
Ma principale réserve est d’un autre ordre. En page 20, Lord explique qu’il ne peut prendre en ligne de compte tout le corpus du fantastique québécois pour son analyse. Fort de la caution de Todorov (« un des premiers traits de la démarche scientifique est qu’elle n’exige pas l’observation de toutes les instances d’un phénomène pour le décrire »), Lord a toutefois poussé trop loin dans l’autre extrême. En ne choisissant comme échantillon que cinq nouvelles, dont certaines très courtes, il résulte pour toute la partie démonstrative du livre une disproportion entre la puissance du projecteur et la petitesse de l’objet éclairé. En effet, à quoi bon s’imposer toute une série de règles dans l’établissement d’un échantillon, règles qui fleurent un peu l’arbitraire par ailleurs, si c’est pour aboutir à un échantillon aussi microscopique. Sans exiger de Lord l’analyse de tout le corpus (pas si volumineux que cela, soit dit en passant : 600 nouvelles et 20 livres), le scientifique en moi aurait tout de même aimé un échantillon un peu plus consistant. On tombe ici dans un travers universitaire moins irritant au premier abord que la langue spécialisée, mais qui contribue aussi à éloigner le « simple lecteur » : on a l’impression que tout cet arsenal analytique est une fin en soit, qu’à la limite Lord n’aurait même pas eu besoin de s’appuyer sur cinq nouvelles québécoises, en dépit de ce que laisse entendre le sous-titre. D’où ce sentiment diffus de futilité, hélas trop familier quand on a lu d’autres travaux universitaires, ou des revues comme Science Fiction Studies ; du moins pour un lecteur qui s’intéresse à l’objet, plutôt qu’à la méthode.
Mais je m’en veux de terminer sur une note aussi négative. Pour qui s’intéresse beaucoup au fantastique, concluons que l’introduction à elle seule vaut bien l’achat. Quant au reste… Caveat emptor.
Joël CHAMPETIER